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l’audience du public laïque qui, à défaut d’esprit ou d’ironie, voudrait au moins de l’émotion ou de l’éloquence, et qui n’en trouve guère chez les modernes successeurs de Bossuet et de Pascal. Or, l’éloquence et l’émotion, voilà ce que Rousseau est venu apporter à ses lecteurs. Rien d’étonnant à ce que, ne pouvant plus « courir en Bourdaloue, » on coure en Jean-Jacques. Ce prédicateur laïque, et très laïque, d’une religion très libre et très vague, aux dogmes simplifiés, a en lui de quoi « remplir tous les besoins » de son temps : on va lui demander l’aliment spirituel que l’on réclame, et dont on est sevré depuis plus d’un demi-siècle.

C’est qu’avec tous ses défauts d’esprit et de cœur, avec son imprécision, son illogisme, ses souillures et ses mensonges, — je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas calomnié Mme de Warens, — Jean-Jacques a cette supériorité sur Voltaire et sur les Encyclopédistes d’être une âme religieuse. Cela se sent dans tout ce qu’il écrit, et non pas seulement quand il aborde ou discute les questions proprement religieuses : il y a, dans la moindre page de Rousseau, plus de résonance intérieure que dans les soixante volumes de Voltaire. De cette qualité éminente, et dont on est déshabitué, les catholiques ont su un gré infini à l’auteur de l’Emile. Plus ou moins obscurément, ils sentaient déjà que la religion est tout autre chose qu’une simple construction intellectuelle ; ils aspiraient à un je ne sais quoi de plus vibrant, de plus ému, de plus personnel et de plus vivant que Jean-Jacques est venu leur donner. Et les ecclésiastiques eux-mêmes, se rendant compte de ce qui leur manquait pour conquérir et entraîner les âmes, et de l’appui inattendu que Rousseau leur apportait, ne tardèrent pas à lui pardonner ses hérésies, à le ranger parmi les « apologistes involontaires [1] » et à se mettre à son école. L’un d’eux, l’abbé de Laporte, composait, dès 1763, un ingénieux recueil de Pensées de J.-J. Rousseau qui eut un vif succès, — trois éditions en cette seule année 1763, — et qui joua longtemps le rôle d’un véritable manuel de piété. Un demi-siècle durant, le nombre des prêtres ou des évêques même qui, dans leurs sermons, leurs mandements, leurs brochures ou leurs livres, ont cité, imité, démarqué Jean-Jacques, repris ses arguments et tâché de lui ravir son accent est considérable.

  1. C’est le titre d’un livre, d’ailleurs médiocre, que l’abbé Mérault a publié en 1806, et où Jean-Jacques est copieusement cité.