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sa philosophie morale, mais aussi dans sa philosophie religieuse. Rappelons en quels termes Kant a parlé du grand écrivain français : « La première impression qu’un lecteur qui ne lit point par vanité et pour perdre le temps emporte des écrits de J.-J. Rousseau, c’est que cet écrivain réunit à une admirable pénétration de génie une inspiration noble et une âme pleine de sensibilité, comme cela ne s’est jamais rencontré chez un autre écrivain, en aucun temps, en aucun pays… Je dois lire et relire Rousseau, jusqu’à ce que la beauté de l’expression ne me trouble plus : c’est alors seulement que je puis disposer de ma raison pour le juger. » Rousseau est, à n’en pas douter, l’une des sources essentielles de la pensée de Kant.

Et il ne s’est pas contenté d’agir sur les esprits dégagés, ou croyant l’être, de toute préoccupation confessionnelle ; il a agi sur les croyants eux-mêmes. Et d’abord sur les protestants. Les « petits vipéraux » de Genève, comme il les appelle, ont eu beau « protester, » pour mériter leur nom, l’accabler de leurs criailleries, le mettre à l’index, brûler ses livres : quelques-uns de ceux qui le critiquent, — un Vernes par exemple, — lui font, sans le dire, plus d’un emprunt. D’autres le louent sans réticences de ce qui reste de chrétien dans sa pensée et dans son langage. Son ami Moultou estime qu’il appartient à ceux qui ont de l’affection pour Rousseau « de montrer aux âmes faibles et timides qu’il leur donne en effet ce qu’il semble leur ôter. » Le respectable pasteur Vernet déclare : « Je ne doute plus qu’il ne soit chrétien, quoiqu’il ne le soit pas comme moi ; mais enfin, il l’est, et on n’a plus rien à lui dire. » « J’ai vécu plusieurs années, écrit à Rousseau un jeune négociant bordelais, dans un scepticisme affreux. La Profession de foi du Vicaire savoyard, ce divin écrit si propre, selon moi, à faire des vrais chrétiens, a dissipé mes doutes. J’aime la religion protestante où je suis né, j’en pratique les devoirs autant que la faiblesse humaine le comporte, sans m’inquiéter sur les choses qui sont nécessaires au salut ; et j’ai le témoignage de ma conscience. Voilà, monsieur, à quoi vous m’avez conduit ; et par vous je me trouve aussi heureux qu’un mortel peut l’être. Que ne vous dois-je pas ! » — Par de telles lettres, Jean-Jacques était bien vengé des anathèmes de quelques-uns de ses coreligionnaires.

C’est qu’à vrai dire, dans la Profession, dans la Lettre à M. de Beaumont, dans les Lettres de la Montagne, Jean-Jacques