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sur la procession de la Fête-Dieu que l’auteur des Confessions aurait pu écrire. Or, nul ne saurait affirmer que Voltaire et Diderot soient, à cet égard, tributaires de Rousseau ; mais on ne peut s’empêcher d’observer que ces textes sont postérieurs à l’Émile. Plus sûrement encore, Jean-Jacques a inspiré nombre de pages d’un écrivain aujourd’hui bien oublié, ce Delisle de Sales, dont Chateaubriand a tracé un amusant portrait dans les Mémoires d’Outre-Tombe, et dont la Philosophie de la nature a eu, de 1770 à 1804, jusqu’à sept éditions successives. Et c’est lui encore qui a suggéré à Marmontel les déclarations religieuses de son Bélisaire : « Le triomphe de la religion, c’est de consoler l’homme dans le malheur, c’est de mêler une douceur céleste aux amertumes de la vie... La révélation n’est que le supplément de la conscience... O, qui que vous soyez, laissez-moi ma conscience ; elle est mon guide et mon soutien ; sans elle je ne connais plus le vrai, le juste, ni l’honnête. » Ces emprunts sont d’autant plus intéressants à noter que les Delisle de Sales et les Marmontel sont des adversaires de Rousseau et qu’ils l’ont très âprement critiqué. Mais ils n’ont su ni l’un ni l’autre se dérober à son ascendant.

Ils ne sont pas les seuls, et de vrais philosophes, surtout hors de France, ont contracté envers l’auteur de l’Émile une dette que d’ailleurs ils n’ont jamais cherché à nier. Je regrette un peu que Maurice Masson n’ait pas cru devoir élargir un peu son enquête et suivre à l’étranger l’influence de son héros : il y a là un curieux chapitre de littératures comparées qui devrait bien tenter l’un de nos jeunes critiques. Pour ne toucher ici que ce seul point [1], on sait que Rousseau a exercé une importante action sur la philosophie allemande de la fin du XVIIIe et des débuts du XIXe siècle, action qui serait d’autant plus intéressante à définir qu’elle s’est, par réfraction, propagée jusqu’à nos propres penseurs : Victor Cousin et Ernest Renan sont, si l’on peut dire, des disciples à la fois directs et indirects de Rousseau ; ils l’ont connu en lui-même, et ils l’ont connu par Kant. Celui-ci est peut-être, avec Jacobi, le penseur allemand qui s’est le plus souvent inspiré de Jean-Jacques. « La moralité comme fait, a écrit M. Boutroux, voilà ce que Rousseau lui fit voir. » Or il lui doit quelque chose non seulement dans

  1. Tolstoï, ce Rousseau russe, doit aussi beaucoup à son modèle français. Il y aurait intérêt à préciser sa dette.