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Mais, cette grave réserve faite, on conviendra que nous voilà bien loin du Testament de Jean Meslier, ou de la Bible expliquée par les aumôniers du roi de Pologne. Jean-Jacques n’adore pas, mais il vénère : il ne croit pas, mais il regrette de ne pas croire ; bien plus, il engage tous ceux qui croient à rester dans leur religion, et lui-même, un peu naïvement, mais très sincèrement, s’imagine appartenir encore à la sienne, et il fera tous ses efforts pour n’en être pas rejeté. Attitude un peu fausse, qui ne pouvait manquer de lui attirer les objections et les anathèmes de toutes les orthodoxies, mais qui contraste avec l’attitude violemment agressive et intolérante de la « tourbe philosophesque. » Ceux-là sont des croyants à rebours ; ils veulent détruire les doctrines adverses ; ils veulent ruiner la foi dans les âmes ; ils veulent convertir à leurs négations, à leurs blasphèmes les croyants paisibles des religions positives. Rien de tel chez Rousseau. S’il nie, c’est à regret, et sans être au fond très sûr de ses négations, qu’il ne veut imposer à personne. A la négation pure et simple, il préfère « le doute respectueux. » « Ce que tu ne comprends pas, rejette ! » lui crie Voltaire dans une de ces notes marginales, qui illuminent tout le fond d’une pensée ; et Jean-Jacques n’a garde de lui obéir. Il « n’a pas la prétention de se croire infaillible ; » il connaît les limites de son esprit, et il n’éprouve aucun embarras à s’incliner devant le mystère. Il sait d’autre part la valeur morale et sociale du christianisme et il s’en voudrait d’en amoindrir l’action. Et tout cela lui compose un état d’esprit assez singulier, intermédiaire entre la foi religieuse et la pure incroyance, beaucoup plus proche d’ailleurs de la foi que de l’incroyance, hostile avant tout au voltairianisme, et qui, dans ses effusions nostalgiques, se surprend parfois à parler le langage du croyant. Rousseau est un « chrétien de désir, » et il a, non point créé, « mais popularisé une disposition morale en grande partie nouvelle, « la piété sans la foi. »


III

Car c’est bien ainsi que ses contemporains et ceux qui l’ont immédiatement suivi ont compris sa pensée religieuse ; ils l’ont dégagée des contradictions, des apports étrangers, des scories de toute sorte qui en altéraient l’originalité et la profondeur, et