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point d’abandonner Homère et Virgile. Et mon père fit bien.

Après Laussel, un poète, l’honnête Fissot me fit l’effet d’un bourgeois. L’un était artiste jusqu’au fond de l’âme ; l’autre seulement pianiste jusqu’au bout des doigts, qu’il avait gros, courts et légers. Bon exécutant, sans être ce qu’on appelle un virtuose, il manquait d’idées générales, et ce manque, en musique même, est fâcheux. Il ne m’apprenait un morceau, comme il le comprenait sans doute, que par le menu. Le « doigté » tenait dans son enseignement une place qui me paraissait dès lors excessive. Il me souvient de certain rondo capriccioso de Weber, où chaque note était par lui marquée d’un chiffre, quelquefois de plusieurs, à choisir, et je m’étonnais que dans la musique, surtout dans cette musique-là, mon professeur ne me montrât guère, au lieu du caprice et de la fantaisie, que des numéros.

Un autre maître allait bientôt me donner d’autres leçons. A cette époque-là, des amis parlèrent à mes parents d’un jeune, très jeune « prix de Rome, » rencontré par eux en Italie. Il avait été l’un de ces enfants qu’on appelle prodiges. On louait en lui plus que l’espérance. Elève du Conservatoire, premier prix de piano à douze ans, il jouait alors par cœur, et dans tous les tons, les quarante-huit préludes et fugues du Clavecin bien tempéré. Pour le moment, il revenait de la Villa Médicis, ou plutôt il en était revenu depuis trois ou quatre ans, à l’âge où communément les autres y arrivent à peine. Et l’on savait peu de chose de lui, sinon que ses vingt ans, — il n’en comptait pas beaucoup davantage, — avaient rapporté de là-bas une chanson de printemps. Chanson d’amour aussi, qui voltigeait sur toutes les lèvres, et que je connaissais bien. Après la mélodie de Fauré, sur un mode moins grave, elle me parlait encore de l’Italie. Et puis, je trouvais au nom, rien qu’au nom de l’auteur, un son délicieux. Quant à l’auteur lui-même, on le disait « charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi. » Et c’est bien ainsi qu’apparut Paladilhe à l’élève qui, du premier jour, admira son maître et l’aima. Aussi bien il n’en fut jamais de plus aimable. Rien en lui ne sentait le magister, encore moins le pédant. Il donnait à ses leçons la grâce et le sourire de sa jeunesse. Sans nul souci de l’heure, il les prolongeait en amicales et libres causeries. Indulgent, familier, il faisait de moi son disciple et son camarade. Il m’enseignait les secrets, les procédés