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donnait volontiers à garder, comptant, hélas ! en vain, sur la vertu de la musique pour l’apaiser et l’endormir. Je conciliais de mon mieux la garde et l’étude. C’est pourquoi j’ai souvent mêlé dans mes souvenirs la sonate Pathétique, la fille de ma cousine et celle du Pharaon.

Mon professeur m’enseignait la sonate tout de travers. J’y mettais de la fausse sensibilité, de l’affectation et de l’emphase, enfin tous les défauts les plus opposés aux qualités classiques du style maternel. Je ne m’en sentais pas moins fier d’interpréter une œuvre dont rien que le nom suffisait à m’émouvoir. Je me figurais que nulle autre, de Beethoven, ou même de la musique entière n’était vraiment ce qu’on peut appeler « pathétique. » Et puis, et surtout, par son titre et par son caractère, la sonate me paraissait répondre aux malheurs de la patrie. Elle en devenait pour moi la représentation et la peinture sonore. Dans un genre plus tempéré, je me plaisais à parcourir un recueil de nos vieux chants : les Échos de France. La première page portait cette dédicace : « A mon enfant bien-aimé. Souvenir lointain, mais bien tendre, de sa vieille mère et plus fidèle amie. » Un demi-siècle après, en des jours de guerre aussi, mais. Dieu soit loué ! d’une autre guerre, il devait m’arriver quelquefois de rouvrir, avec plus d’émotion encore, pour y chercher le courage et l’espoir, le livre mélodieux.

La musique ancienne, ou classique, avait été jusque-là pour moi la seule musique. Je ne connaissais et même je n’imaginais qu’elle. Au printemps de 1871, une autre me fut révélée. : Je crus en quelque sorte la voir naître, vivre, jeune et fraîche, devant moi. Encore une fois c’était au printemps. C’était à la campagne, dans le riant vallon de Sainte-Adresse, près du Havre. C’était chez des amis très chers, et c’était la musique de Fauré. L’accueillante demeure comptait plus d’un artiste parmi ses hôtes : Léonard, le grand violoniste belge, le violoncelliste hollandais Hoffman, de Bailly, contrebassiste à la barbe fleurie, quelquefois André Messager, que je crois bien avoir rencontré là pour la première fois. Mais pas un ne possédait au même degré que le jeune Fauré ce don mystérieux que nul autre ne remplace ou ne surpasse, le charme. En lui, de lui, tout séduisait. Très brun de visage, avec des yeux et des cheveux sombres, sa personne avait un air de rêve et de mélancolie. Profond et doux était le son de sa voix. Agé de quelque