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cet air, « l’air de la pomme, » comme la plus belle expression musicale de l’amour paternel. Quant à l’amour filial, deux autres pages, également fameuses, du rôle d’Arnold me parurent le traduire avec non moins d’éloquence : « Asile héréditaire » et « Mon père, tu m’as dû maudire ! »

J’aimai beaucoup la Nilsson dans le rôle d’Alice, de Robert-le-Diable ; passionnément dans celui d’Ophélie, où je ne fis pourtant que l’entrevoir, une seule fois, en des circonstances qui ne sont pas à mon avantage. Depuis longtemps ma grand’mère souffrait du cœur. Un soir une crise la prit. En hâte on m’envoya quérir son médecin. Il était à l’Opéra. Je l’y trouvai dans sa loge. Avec sollicitude, car il était de nos amis, il me demanda s’il y avait urgence. Mais le quatrième acte d’Hamlet, : « l’acte de la folie, » commençait. Couronnée de fleurs, Ophélie entrait en scène. L’amour de la musique fut le plus fort. Timidement je proposai d’attendre jusqu’à la fin de l’acte. Ce fut l’affaire d’une demi-heure à peine. Ma grand’mère attendit aussi. Par bonheur elle ne s’en trouva pas plus mal.

On me conduisait parfois au concert. Un dimanche, mon père m’emmena « chez Pasdeloup, » au Cirque d’hiver. Mme Viardot, retirée du théâtre, y devait chanter un air d’Alceste et le Roi des Aulnes. Avant l’entrée de l’illustre artiste, Pasdeloup vint annoncer que Mme Viardot souffrait d’une fluxion à la joue et demandait l’indulgence du public. Elle parut. Une mentonnière, faite d’un simple mouchoir, noué sans élégance au sommet de sa tête, encadrait son visage énergique et ne l’embellissait point. Un léger mouvement se produisit dans la salle. On se permit de sourire. Elle, sans se troubler, commença. Alors, et dès les premières notes, on ne sourit plus. On ne regardait, on ne voyait plus rien d’elle, ni ses traits altérés, ni la fâcheuse compresse, et par sa bouche inspirée, qu’avait beau déformer un mal vulgaire, on entendit seulement l’âme de Gluck et de Schubert chanter.

Pourquoi l’âme de Mozart, après un demi-siècle, chante-t-elle encore pour moi dans quelques mesures ? Quelle relation mystérieuse unit donc à l’ordre musical, ou seulement sonore, le domaine du souvenir ? Mes parents étaient liés avec ce prêtre délicieux, artiste autant que philosophe et savant, que fut le Père Gratry. Une ou deux fois par mois, peut-être davantage, il les recevait à dîner, et moi, tout enfant, avec eux. Le repas