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ou des faubourgs miséreux. Il erre ainsi, reconnaissable de loin à sa haute taille, à sa casquette de général, à ses épaulettes d’or, à son grand manteau doublé de rouge ; il ne tourne jamais la tête pour regarder en arrière ou de côté : marchant droit devant lui, posant les pieds dans les ornières, dans les flaques d’eau, il s’avance d’un pas ferme et raide, « comme un cadavre qui chercherait sa tombe. » Or, par un matin pluvieux d’octobre, il longe une ruelle étroite, parmi des terrains vagues et des masures. Tout à coup deux hommes surgissent d’une palissade et l’interpellent : — « Excellence ! » — « Hein, quoi ?... » Mais déjà il a compris. Sans un appel, sans un geste, il s’arrête et se redresse. Trois balles de revolver l’abattent à l’instant même.

On m’assure que cette nouvelle n’est que la transcription littéraire d’un épisode réel. Le 19 mai 1903, le général Bogdanowitch, gouverneur d’Oufa, fut accosté brusquement dans une allée déserte du jardin public, par trois individus qui tirèrent sur lui à bout portant. Il s’était acquis, parmi ses administrés, une réputation de justice et de bonté. Mais, le 23 mars précédent, il avait eu à réprimer une émeute ouvrière et cette répression avait fait une centaine de victimes. Depuis ce jour tragique, Bogdanowitch, hanté de présages funèbres, accablé de tristesse, n’avait plus vécu que dans l’attente résignée de son assassinat.



Jeudi, 2 décembre.

Je m’entretiens de la politique intérieure avec S..., grand propriétaire foncier, membre du Zemstvo de sa province, — esprit large, clairvoyant et qui s’est toujours intéressé au sort des moujiks. Nous arrivons ainsi à parler des questions religieuses et j’exprime franchement la surprise que j’éprouve à constater, par tant de symptômes, le discrédit général du clergé russe dans les masses populaires. Après un instant d’hésitation, S... me répond :

— C’est la faute, l’impardonnable faute de Pierre-le-Grand.

— Et comment cela ?

— Vous savez que Pierre-le-Grand a supprimé le trône patriarcal de Moscou pour le remplacer par une institution bâtarde, le Saint-Synode ; son but, qu’il ne cachait pas, était de s’asservir l’Église orthodoxe : il n’y a que trop réussi. A ce régime despotique, l’Église n’a pas seulement perdu son indépendance