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personnel, de l’absolutisme autocratique et des forces occultes... Tout le dîner se passe à scruter les sombres perspectives que découvre ce retour offensif de la réaction.

Au sortir de table, un journaliste vient annoncer que l’ukase prorogeant la Douma a été signé cet après-midi et sera publié demain.

Je m’isole dans un coin du salon avec Kovalewsky et Milioukow. Ils me confient que, devant l’outrage infligé à la représentation nationale, ils veulent se retirer des commissions mixtes, organisées récemment au ministère de la Guerre pour intensifier le travail des usines :

— On repousse le concours de la Douma : soit ! Mais dorénavant, nous laisserons au Gouvernement seul toute la responsabilité de la guerre.

Je leur représente avec énergie combien cette conduite serait inopportune et même coupable :

— Il ne m’appartient pas d’apprécier vos mobiles et vos calculs politiques. Mais, comme ambassadeur de la France alliée, de la France qui est entrée en guerre pour la défense de la Russie, j’ai le droit de vous rappeler que vous êtes en face de l’ennemi, et que vous devez vous interdire tout acte, toute manifestation qui risquerait d’amoindrir votre effort militaire.

Ils me promettent d’y réfléchir. En terminant, Kovalewsky me dit :

— Ce renvoi de la Douma est un crime. On voudrait précipiter la révolution que l’on ne s’y prendrait pas autrement

Je lui demande :

— Croyez-vous que la crise actuelle puisse aboutir à des troubles révolutionnaires ?

Il échange un regard avec Milioukow. Puis, me fixant de son œil lumineux et fin, il me répond :

— Autant que cela dépendra de nous, il n’y aura pas de révolution pendant la guerre... Mais bientôt peut-être, cela ne dépendra plus de nous.

Resté seul avec Maxime Kovalewsky, je l’interroge sur ses travaux d’histoire et de sociologie. Ancien professeur à l’Université de Moscou, mainte fois tracassé pour l’indépendance de ses opinions, obligé de s’expatrier vers 1887, il a beaucoup voyagé en France, en Angleterre, aux États-Unis ; il est actuellement une des figures les plus marquantes de l’intelligentzia.