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lever les idées, il les aborde de front et ne les lâche plus qu’il ne les ait exposées, opposées, développées, discutées. La merveille est que le mouvement de la pièce n’en soit pas arrêté. Or, cette fois, les questions que l’auteur agite devant nous sont toutes celles avec lesquelles l’homme de théâtre est aux prises. Ce sont les espérances et les craintes, les enthousiasmes et les doutes, les mille tourments de sa conscience d’artiste. Une telle pièce est la confession d’un dramaturge, au sens le plus élevé du terme, à la manière dont Chantecler est, dans l’œuvre d’Edmond Rostand, la confession du poète. On a dit de Britannicus que c’est la pièce des connaisseurs : la Comédie du génie est la pièce des critiques.

C’est le soir où son nom vient d’être pour la première fois lancé au public, que Félix Dagrenat nous est présenté. Il est en proie à un reporter : nous allons tout savoir, — et d’abord « comment il est devenu auteur dramatique. » A l’origine de sa carrière, il y a un petit fait, un hasard, la rencontre d’une actrice : simple occasion qu’attendait la vocation pour éclater. Depuis toujours, Dagrenat pensait au théâtre. Il en rêvait dans sa province natale. Car est-il besoin de dire que ce Parisien vient de province ? Dans ses promenades solitaires sous les marronniers de l’esplanade, il se voyait reçu par acclamation à la Comédie-Française, joué par la plus exquise de nos comédiennes, salué par les applaudissements du public. La rencontre d’Armande a seulement fait « sauter le barrage qui retenait captive une source prête à jaillir [1]. » Et voilà chez Félix Dagrenat le premier caractère auquel on reconnaît l’auteur dramatique : il a le don.

Un poète a dit l’horreur qui s’empare des familles, quand paraît dans leur cercle paisible un enfant marqué du sceau divin. Ainsi pour Félix Dagrenat. Mme Dagrenat mère ne fait pas le voyage pour assister à la pièce de son fils ; elle n’est pas semblable à cette bonne vieille qu’on voyait dans une loge, aux premières de Jules Lemaître, et qui était la mère de l’auteur ; mais elle voit jouer le Tombeau vide par une troupe de passage. Elle en demeure stupide et indignée. De même, une jeune fille, qui aimait Félix Dagrenat, révoltée par les horreurs qu’il fait débiter à ses personnages, brise avec lui... Il y a du romantisme là-dedans. Ces braves gens croient que la littérature est un métier de perdition. Ils oublient que Corneille et Racine, qui s’y connaissaient en théâtre, ont été des époux modèles et d’excellents pères de famille... Mais Dagrenat lui-même n’est pas éloigné de penser

  1. J’emprunte les citations à la Revue de Paris, numéros des 15 décembre 1918, 1er et 15 janvier 1919.