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envahit les chaussées, les drapeaux fleurissent les maisons. La nuit vient, les rues s’illuminent : chose étrange, que la foule grouillant, comme autrefois, sous le factice éclairage. On se sentait sans but, avec une sorte de courbature et de soulagement pénible. C’était fini !… On avait besoin de rire, de pleurer, et on ne pouvait pas. Des monômes de jeunesses et de permissionnaires fendaient la foule compacte et faisaient de leur mieux pour faire du bruit et de l’allégresse. Un canon est roulé du Mail jusqu’à Trafalgar Square, où l’on fait du caisson un feu de joie. On tire des fusées, des pétards. Mais dans l’ensemble, nulle gaîté. On avait trop perdu, on avait trop souffert. La joie n’y était plus.


Et alors, ce sont les grands jours de la Conférence de la Paix. Tous les regards de l’univers, dans une attente religieuse, se concentrent sur Paris : jamais tant d’espérances ne s’étaient rassemblées en un point de la terre, que le jour où le président Wilson, débarquant du George Washington, fit son entrée dans le port de Brest. Sa déclaration des Quartorze points brillait dans le crépuscule du vieil ordre de choses comme la charte de l’humanité. Les hommes qui s’assemblaient, après des épreuves inouïes, tenaient dans leurs mains le sort du monde ; ils allaient jeter les bases d’un ordre nouveau, inaugurer un âge fraternel entre les peuples. Minute solennelle, heure sacrée où l’on put espérer un juste règlement des comptes du passé, la fin des guerres, l’aurore de la confiance et de l’harmonieI La vénération de l’univers accompagnait le voyageur qui arrivait porteur de la parole nouvelle : et déjà, en touchant terre, il avait perdu de son pouvoir. Les Moïses ne gagnent pas à se rapprocher des hommes. Les plénipotentiaires amenaient avec eux leurs femmes. Un élément de mondanité, de tourisme, de caquetage, des visites de modistes et des froufrous de jupes se mêlèrent à la gravité du Concile. Ce n’était plus l’état de grâce dans lequel on se devait d’aborder les choses saintes. Et puis, à Paris, M. Wilson allait rencontrer son mauvais génie, — M. Clemenceau.


Georges-Benjamin Clemenceau était un vieux politicien et un vieux journaliste, grand pourfendeur d’abus, grand démolisseur de ministères, — médecin, il avait, comme conseiller municipal, ouvert une clinique gratuite, — enfin un redoutable duelliste. Il n’avait jamais tué son homme, mais il se montrait sur le terrain ferrailleur intrépide. Il avait quitté, sous l’Empire, l’École de médecine pour le journal et la politique. Il était alors extrême-gauche. Il avait été quelque temps professeur en Amérique et s’y était marié pour divorcer ensuite. Il avait trente ans en 1871. Il revint en France après Sedan et se jeta dans les orages de la politique avec une magnifique vigueur. Désormais la France est son univers, la France des ardents journaux, des violentes querelles, des défis, des scandales, des