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acrimonieux et despotique, une intelligence courte, une instruction pauvre ; en revanche, une assez vive sensibilité artistique. Très différent de ses frères Wladimir, Alexis et Paul, vivant à part, recherchant la solitude, il avait une réputation d’étrangeté.

Depuis son mariage, on le comprenait moins encore. Il se montrait, en effet, le plus soupçonneux et le plus inquisitorial des maris, n’admettant pas que sa femme demeurât en tête-à-tête avec personne, ne la laissant jamais sortir seule, surveillant sa correspondance et ses lectures, lui interdisant même de lire Anna Karénine, par crainte que le prestigieux roman n’éveillât en elle des curiosités dangereuses ou des émotions trop fortes. De plus, il la critiquait sans trêve, d’un ton brusque et cinglant ; jusqu’en public, il lui lançait parfois des remarques blessantes. Calme et docile, elle s’inclinait sous les paroles acerbes. L’honnête et bon géant Alexandre III, qui avait pitié d’elle, lui prodiguait les égards affectueux ; mais il dut s’en abstenir bientôt, s’étant aperçu qu’il excitait la jalousie de son frère.

Un jour, après un éclat violent du Grand-Duc, le vieux prince B…, qui avait assisté à la scène, eut un mot de compassion pour la jeune femme. Elle lui répondit avec un air de candeur et de surprise : « Mais je ne suis pas à plaindre… Malgré tout ce qu’on peut dire, je suis heureuse, car je suis très aimée. »

Il l’aimait, en effet, mais à sa manière, d’un amour esthétique et tourmenté, fantasque et ambigu, avide et incomplet…

En 1891, le Grand-Duc Serge fut nommé Gouverneur général de Moscou.

C’était le temps où le fameux Procureur suprême du Saint-synode, le « Torquemada russe, » Constantin Pobédonostsew, tout-puissant sur l’esprit d’Alexandre III, s’efforçait de restaurer les doctrines de l’absolutisme théocratique et de ramener la Russie aux traditions de la Moscovie byzantine.

Or, la Grande-Duchesse Élisabeth appartenait par son baptême à la confession luthérienne. Le nouveau Gouverneur général ne pouvait décemment se présenter au Kremlin avec une épouse hérétique. Il imposa donc à sa femme d’abjurer le protestantisme et de se convertir à la foi nationale. On assure qu’elle y inclinait depuis quelque temps déjà. Quoi qu’il en soit, elle adhéra de toute son âme aux dogmes de l’Église russe. Jamais