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l’insultèrent, le bousculèrent, l’appelant : « Maudit !… sacrilège !… fornicateur !… bête puante !… vipère du Diable !… » Finalement, ils lui crachèrent au visage. D’abord décontenancé, acculé à la muraille, Grigory essayait de riposter par un vomissement d’injures. Alors, Mgr Hermogène, qui est un colosse, lui frappa le crâne à grands coups de sa croix pectorale, en lui criant : « A genoux, misérable !… A genoux, devant les saintes icônes !… Demande pardon à Dieu de tes souillures immondes ! Jure que tu n’oseras plus infecter de ta sale personne le palais de notre Tsar bien-aimé !… » Raspoutine, tremblant de peur, saignant du nez, se frappait la poitrine, balbutiait des prières, jurait de ne plus jamais se présenter devant l’Empereur. Il sortit enfin, sous une nouvelle bordée d’imprécations et de crachats.

Aussitôt échappé de ce guet-apens, il courut à Tsarskoïé-Sélo. On ne lui fit pas attendre longtemps les joies de la vengeance. Quelques jours plus tard, sur la réquisition impérative du Procureur suprême, le Saint-Synode enlevait à Mgr Hermogène son siège épiscopal et l’exilait au monastère de Khirovitsy, en Lithuanie. Quant au moine Héliodore, empoigné par les gendarmes, il fut incarcéré au couvent pénitentiaire de Floristchewo, près de Wladimir.

La police fut d’abord impuissante à étouffer ce scandale. Prenant la parole devant la Douma, le chef du parti octobriste, Goutchkow, incrimina en termes voilés les relations de Raspoutine et de la Cour. A Moscou, métropole religieuse et morale de l’Empire, les interprètes les plus qualifiés, les plus respectés, du slavisme orthodoxe, le comte Chérémétiew, Samarine, Novosilow, Droujinine, Vasnetsow, protestèrent publiquement contre la servilité du Saint-Synode ; ils allèrent jusqu’à réclamer la réunion d’un concile national pour réformer l’Église. L’archimandrite Théophane lui-même, éclairé enfin sur « l’élu de Dieu » et ne pouvant se pardonner de l’avoir introduit à la Cour, éleva dignement la voix contre lui. Aussitôt, et quoiqu’il fût le confesseur de l’Impératrice, un arrêt du Saint-Synode le relégua en Tauride.

La Présidence du Conseil était alors détenue par Kokovtsow, qui gérait simultanément le ministère des Finances. Intègre et courageux, il tenta le possible pour édifier son maître sur l’indignité du staretz. Le 1er mars 1912, il adjura l’Empereur