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chaque repentir, il est pur comme l’enfant qui vient d’être lavé dans les eaux baptismales. Dieu le favorise manifestement de sa prédilection… »

Dès son entrée au Palais, Raspoutine prit sur les souverains un extraordinaire ascendant. Il les endoctrina, les éblouit, les subjugua : ce fut comme un ensorcellement. Non pas qu’il les flattât. Au contraire. Du premier jour, il les traita durement, avec une familiarité audacieuse et primesautière, une faconde triviale et colorée, où les deux monarques, rassasiés d’adulations, saturés de flagorneries, crurent reconnaître enfin « la voix de la terre russe. » Devenu très vite l’ami de Mme Wyroubow, qui est l’inséparable compagne de l’Impératrice, il disposa, par elle, d’une influence considérable.

Tous les intrigants de la Cour, tous les quémandeurs de places, de titres, de prébendes, recherchèrent naturellement son appui. Le modeste logis qu’il occupait à la Kirotchnaïa et plus tard à l’Anglisky Prospect était jour et nuit assiégé de solliciteurs, généraux et fonctionnaires, évêques et archimandrites, conseillers de l’Empire et sénateurs, aides de camp et chambellans, dames d’honneur et femmes du monde : c’était un continuel défilé. On le rencontrait principalement chez la vieille comtesse O… qui groupait dans son salon du Quai Français les champions attitrés de l’autocratisme et de la théocratie. Les premiers dignitaires de l’Église aimaient à se réunir chez elle : les promotions dans la hiérarchie ecclésiastique, les nominations au Saint-Synode, les plus graves questions du dogme, de la discipline et de la liturgie étaient délibérées devant elle. Son autorité morale, reconnue de tous, fut pour Raspoutine un précieux adjuvant. Elle avait parfois des visions célestes. Un soir, pendant une séance de spiritisme, Saint Séraphin de Sarow, canonisé en 1903, lui était apparu. Nimbé d’une auréole éclatante, il lui avait déclaré : « Un grand prophète est parmi vous. Il a mission de révéler au Tsar les volontés de la Providence et de le conduire dans les voies glorieuses. » Elle avait aussitôt compris qu’il lui désignait Raspoutine. L’Empereur avait été vivement frappé de cet oracle ; car il avait pris, comme chef de l’Église, une part décisive dans la canonisation du bienheureux Séraphin et il lui témoignait une particulière dévotion.

Raspoutine comptait encore, parmi les protecteurs de ses débuts, un personnage hétéroclite, le thérapeute Badmaïew.