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La riche nature de Raspoutine le prédestinait à recevoir l’« influx divin. » Ses exploits dans les radéniés nocturnes lui acquirent vite la popularité. Simultanément, ses dons mystiques se développaient. Errant à travers les villages, il tenait des discours évangéliques, il récitait des paraboles. Peu à peu, il se risqua dans les prophéties, dans les exorcismes, dans les incantations ; il se vanta même d’avoir opéré des miracles. A cent verstes autour de Tobolsk, on ne doutait plus de sa sainteté. Il eut pourtant, à cette époque, d’ennuyeux démêlés avec la justice pour des peccadilles trop bruyantes : il s’en serait mal tiré, si les autorités ecclésiastiques ne l’eussent déjà pris sous leur protection.

En 1904, sa pieuse renommée et l’odeur de ses vertus arrivèrent jusqu’à Pétersbourg. Le fameux visionnaire, le père Jean de Cronstadt, qui avait consolé, sanctifié l’agonie d’Alexandre III, voulut connaître le jeune prophète sibérien ; il le reçut au couvent de Saint-Alexandre Newsky et se félicita de constater, à des signes certains, qu’il était marqué de Dieu. Après cette apparition dans la capitale, Raspoutine reprit le chemin de Pokrowskoïé. Mais, de ce jour, les horizons de sa vie s’élargirent. Il entra en relations avec toute une séquelle de prêtres plus ou moins illuminés, plus ou moins charlatans, plus ou moins crapuleux, comme il y en a par centaines dans les bas-fonds du clergé russe. C’est alors qu’il se donna pour acolyte un moine injurieux et tapageur, érotique et thaumaturge, adoré de la populace, féroce ennemi des libéraux et des Juifs, le Père Héliodore, qui devait plus tard s’insurger dans son monastère de Tsarytsine et tenir le Saint-Synode en échec par la violence de son fanatisme réactionnaire. Bientôt Grigory ne se contenta plus de fréquenter des moujiks et des popes ; on le vit se promener gravement avec des archiprêtres et des higoumènes, des évêques et des archimandrites, qui s’accordaient tous, comme Jean de Cronstadt, à reconnaître en lui « une étincelle de Dieu. » Cependant, il avait à repousser de continuels assauts du Diable et il y succombait souvent. A Tsarytsine, il déflora une religieuse qu’il avait entrepris d’exorciser. A Kazan, par un clair soir de juin, étant ivre, il sortit d’un lupanar en poussant devant lui une fille nue, qu’il fouettait à coups de ceinture, ce qui scandalisa beaucoup la ville. A Tobolsk, il séduisit l’épouse très pieuse d’un ingénieur,