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Nous déjeunons en Turc, à un restaurant indigène du bazar, et c’est vraiment de la dégoûtante nourriture, pilaff trop épicé, brochettes de mouton graisseuses, moules frites froides, confitures gélatineuses, — pouah !

A deux heures, la visite classique aux palais et au trésor impérial. Il faut un firman du Sultan dont un des aides de camp nous accompagne : c’est le commandant Sadik-Bey, officier de la Légion d’honneur, Syrien dont la barbarie perce sous l’uniforme européen ; il m’explique que son brillant avancement est dû à la traduction en turc d’un livre arabe du XVIe siècle sur la physique et la chimique du feu, de l’eau et du vent, et c’est nous dit-il, d’un intérêt « tout à fait moderne. » Je le crois sur parole. Bœdecker vous dira les palais, le trésor si camelote, le Seraï qui n’a pour lui que sa vue, son kiosque et l’amusante formalité des confitures de roses et du café du Sultan offerts sur la terrasse. Nous terminons par Dolma-Bagtché et c’est le triomphe du mauvais goût cher, du faste criard, de ce que peut produire l’exploitation illimitée, fantaisiste et ruineuse de fournisseurs livrés à eux-mêmes. Je vous fais grâce de la soirée européenne, five o’clock, smoking et fadaises.

Le jeudi 1er juin : dès l’aube j’étais sur le Bosphore, en caïque à deux rameurs et, après avoir accosté la côte d’Asie, à Scutari, cette ville cimetière, où le vieux Turc intransigeant se fait toujours enterrer hors d’Europe. Des chevaux préparés nous mènent au mont Boulgourlu pour voir tout ensemble et le Bosphore, et la Mer-Noire, et la Mer de Marmara, et le panorama des trois villes sous l’éclatante lumière de dix heures du matin.

Nous revenons déjeuner chez l’ambassadeur en faisant nos projets de départ et causant déjà Grèce : nous prenons au passage nos tickets pour le paquebot du soir, et voici que tout notre programme s’effondre. Le courrier est là, et des télégrammes et de mauvaises nouvelles rappellent à Paris Cogordan, qui se décide à prendre ce soir l’Orient-Express. Et je suis navré. Le temps si limité de mon compagnon nous forçait seul à abréger autant notre séjour ici et à prendre ce soir le bateau d’Athènes : maître de mes projets, je fusse si bien resté une semaine encore sur ce Bosphore à peine entrevu. Mais mon billet est pris et payé, les rendez-vous donnés à Athènes ; la raison est de partir et c’est navré, désolé, déprimé, que je m’embarque à sept heures du soir, imparfaitement consolé par la présence de