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jeune ingénieur en 1856 ; comme je vous l’ai dit, il n’y avait alors pas même de sol, le fleuve se perdait vaguement dans la mer parmi les roseaux, sans bords, sans chenal précis. Seuls les petits bateaux le remontaient, remorqués à la corde par des misérables, dans l’eau jusqu’à mi-corps. Il a fallu loger dans une hutte bâtie sur pilotis, coucher par terre, comme un naufragé, et de ce rien sir Charles a fait ce que nous voyons, le large canal, le port de vingt pieds de fond, entre deux beaux quais où sont rangés cinquante grands bateaux, les deux longues digues, les trois phares. La ville est venue, et la sécurité, et le commerce, et les grands bateaux remontent maintenant le Danube jusqu’aux ports roumains. Et ce n’est pas fini. Il veut encore approfondir son fleuve ; il vient d’inventer une drague d’une puissance inouïe qui porte son nom ; et il part pour la Chine vaincre la barre de Woosung et on lui propose d’entreprendre aussi là-bas le fleuve Jaune, le plus méchant et le plus irrégulier de l’Asie ; mais c’est un travail gigantesque ; il recule, il faudrait avoir trente ans et il va en avoir soixante-dix. C’est égal, avouez que voilà une belle vie d’homme, bien remplie, et qu’il peut, au soir, se reposer, la tâche faite. Et c’est aussi une belle figure d’homme d’action, où les yeux s’illuminent, où tout s’échauffe, quand il parle de son œuvre, quand il vous présente son fleuve, le fleuve dont, après des siècles, il a le premier réglé le cours, qu’il a appelé (vraiment on peut le dire sans métaphore) à la vie utile, à remplir sur la terre toute sa fonction. Et. après l’avoir vu et entendu, on se prend aussi à admirer cette Commission du Danube, chez nous inconnue, et qui seule a permis cela ; cet État de raison, qui, tandis que nos gouvernements se ruinent, a, depuis quarante ans, à travers les fluctuations européennes, sagement, tranquillement, sûrement accompli cette grande œuvre, et sans les bonnes finances, et sans l’autorité de laquelle tout le génie de Sir Charles n’aurait servi de rien.


Entre temps, nous étions allés au village russe visiter un intérieur, propre et sympathique, avec la chambre de cérémonie, le grand poêle blanchi à la chaux, le lit d’apparat, la petite table où le service à thé est prêt pour l’hôte, — et dans un angle, sous les rideaux de guipure, — les saintes Images, le Tsar, des icônes de la Vierge, devant qui brûle une petite lampe.