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drôle des guimbardes, le carroussa des paysans roumains, boite de bois peinte en vert avec des fleurs multicolores comme les coffres arabes, sans ressorts, des oreillers pour siège, un Russe pour cocher, et nous filons au Sud le long de la grève entre la lame et la muraille des grands roseaux. La marge de sable est si étroite, si resserrée parfois que les roues entrent alors dans la mer. Nous roulons ainsi pendant deux heures, tout en tirant des bécassines et des mouettes. Arrivés au premier des innombrables canaux qui écoulent dans la mer l’immense marais couvert de roseaux, nous embarquons notre équipage sur un radeau grossier. Les chevaux et le carroussa vont nous attendre à une heure de là, à l’embouchure d’un second canal, et nous nous embarquons chacun dans notre loutka, minuscule pirogue qui ne peut contenir qu’un tireur et un piroguier. Presque couché, le fusil entre les jambes, on y file au ras de l’eau entre les roseaux dont les panaches roux semblables à des épis de blé mûr se balancent à trois mètres au-dessus de nos têtes. Je lire un beau héron gris, et c’est toute une affaire de le ramasser en poussant l’éperon de la pirogue dans l’épais fourré de roseaux. Nous déjeunons sur la grève, à dix pas de la lame, et au retour, comme sous le soleil de dix heures il n’y a plus d’oiseaux à tirer, cédant à la tentation, je m’allonge au fond de la pirogue et somnole au risque de la fièvre ; mais c’est trop exquis de tout oublier dans cette loutka qui glisse sous les hauts roseaux, bercé par le coup d’aviron de Petrouchka, mon piroguier russe.

Avant diner, nous parcourons Sulina. Il y a quarante ans, il n’existait : pas ici de terre ferme, les roseaux et les marais venaient jusqu’au fleuve, et puis, peu à peu, au fur et à mesure des travaux, une bande solide a été formée le long du chenal par le lest déchargé des bateaux. De sorte que ce sol est formé de parcelles venues de tous les sols du globe. On ne peut être plus cosmopolite. Et puis la petite ville est née, elle a aujourd’hui quatre mille âmes, ses chantiers, ses édifices administratifs, ses églises, son jardin public, ses cimetières nettement distincts par confession, ses becs de gaz et aussi… ses coteries et ses potins. Il y a la belle Madame X… « qui a vu le monde, » comme ils disent ici, avec qui un beau lieutenant de la marine roumaine a éperdûment flirté l’an passé, au grand scandale des dames suliniotes qui l’ont à l’œil. Il y a le sous-préfet roumain, le prince M… Russe proscrit, échoué là, — pourquoi ?