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fourrure. Un pope à toque de juge. Un train militaire est arrêté. Les officiers cambrent leur veste de toile bien ajustée, galonnée d’or ; note de civilisation récente sur cette campagne restée si orientale. Les villages semés le long de la voie évoquent l’Afrique. Ce sont de vrais gourbis, pauvres basses huttes de torchis coiffées de chaumes, parmi lesquelles se dressent quelques rares maisonnettes plus propres, couvertes en bois ; sur les haies qui entourent ces buttes s’étalent les vives couleurs de tapis à larges raies jaunes et rouges ; devant les portes, des femmes accroupies parmi les haillons, les enfants nus sortant au passage du train ; c’est tout l’aspect misérable et coloré des douars arabes.

Comme l’Orient-Express hebdomadaire est le seul train dont l’horaire soit réglé de façon à traverser de jour la plus belle partie du trajet, le passage des Carpathes que la ligne et le Danube franchissent côte à côte aux Portes de Fer, et comme je ne pouvais l’attendre, il m’a fallu prendre un express ordinaire avec l’inconvénient de passer de nuit dans le célèbre défilé.

Heureusement, la nuit était superbe ; la lune jusqu’à deux heures et ensuite une belle clarté d’étoiles. Aussi me suis-je fait réveiller à Karansebès pour m’installer dans la guérite du conducteur à l’arrière du train, d’où pendant trois heures j’ai joui de l’admirable défilé. Les feux des patres piquaient la noire montagne et semaient le fleuve d’étoiles.

Ce matin, nous sommes en plein terrain des récentes inondations, nous venons de perdre un quart d’heure sur une voie de rencontre, le long d’un pont emporté : les conducteurs me font du désastre un récit abondant, 200 ponts rompus, la plaine que nous traversons changée en lac, — du reste, les ruines sont là, qui en témoignent.


III


Bucarest, 23 mai, 9 h. du soir.

Je vous écris de l’aimable foyer du commandant de Sailly, notre attaché militaire, un joli intérieur, une villa dans un jardin et des bibelots amusants des Pays balkaniques. Quel chaud accueil ! A midi, Sailly m’attendait sur le quai et m’amenait déjeuner avec l’attaché militaire russe, baron Taube, combattant de Plevna, intéressant au possible. Une solide causerie