Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 61.djvu/613

Cette page a été validée par deux contributeurs.

trahir la confiance de May, de toute la famille. Mais dix jours s’étaient écoulés depuis son retour à New-York, et il n’avait fait aucune tentative pour la revoir. Avait-elle peut-être deviné qu’il méditait quelque projet désespéré ? Redoutant sa propre faiblesse, n’avait-elle pas trouvé préférable d’accepter un compromis, et de rester à New-York ?

Quant à Archer, à l’instant où il était arrivé chez Mrs Mingott, il était non seulement prêt à l’irrévocable, mais impatient de s’y jeter. Le cours nouveau des choses lui avait procuré un premier instant de détente ; mais peu à peu il retrouvait toute sa répugnance pour la voie qui s’ouvrait devant lui. Cette voie, il la connaissait, pour l’avoir déjà parcourue ; mais alors il était libre, il ne devait compte de ses actions à personne ; il pouvait se prêter avec un détachement amusé au jeu clandestin de l’adultère. Maintenant, il apercevait sous un nouveau jour le rôle qui l’attendait. C’était le rôle de l’éternel mensonge : mensonge des sourires, des badinages, des gentillesses, mensonge de jour, mensonge de nuit, mensonge du regard, mensonge dans les caresses et mensonge même dans les querelles, mensonge de chaque parole et de chaque silence. Il y avait un temps pour la vie de garçon ; la saison passée, il n’y fallait pas revenir. Bien sûr, Ellen Olenska n’était pas comme les autres femmes, ni lui comme les autres hommes : ils ne relevaient que de leur propre jugement. Oui, mais dans dix minutes il rentrerait chez lui, et là il retrouverait May, l’habitude de la vie conjugale, l’honneur du foyer, toutes les convenances que lui et les siens avaient toujours respectées.

Au coin de sa rue, il hésita, puis continua à descendre la Cinquième Avenue.

Devant lui, dans la nuit d’hiver, se dressait une grande maison sombre. Que de fois l’avait-il vue flamboyante de lumières, la tente des galas s’avançant sur le perron, une double file de voitures alignée dans la rue ! Là, dans le jardin d’hiver qui étendait sa masse noire sur la rue transversale, il avait pris à May son premier baiser : c’était là, sous les lustres de la salle de bal, qu’il l’avait vue apparaître, svelte et gracieuse comme une jeune Diane.

Maintenant, la maison était noire comme la tombe, sauf la petite lueur de gaz qui montait des cuisines, et la lumière qui brillait à une des fenêtres de l’étage supérieur, dont les volets