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— C’est le patriarche Job.

— Dieu soit loué ! Le règne de Votre Majesté finira glorieusement ; puisque Job, après avoir enduré avec piété les plus cruelles épreuves, s’est vu comblé de bénédictions et de prospérités.

— Non, croyez-moi, Pierre-Arkadiéwitch. J’en ai plus que le pressentiment ; j’en ai l’intime conviction : je suis voué à de terribles épreuves ; mais je ne recevrai pas ma récompense ici-bas… Combien de fois me suis-je appliqué cette phrase de Job : A peine conçois-je une crainte qu’elle se réalise, et tous les malheurs que je redoute fondent sur moi ![1]

Il est certain que cette guerre va obliger tous les combattants à fournir leur maximum d’énergie morale et de puissance organisatrice. Aussi, l’anecdote, que vient de me conter Sazonow, me ramène à une observation que j’ai faite souvent depuis que je vis parmi les Russes et qui résume, en quelque sorte, leur physionomie nationale.

Si l’on prend le mot de mysticisme dans son acception large, le Russe est éminemment mystique : il ne l’est pas seulement dans sa vie religieuse ; il l’est encore dans sa vie sociale, dans sa vie politique, dans sa vie sentimentale.

Au fond des raisonnements qui déterminent ses actes, une croyance apparaît toujours ; il raisonne et il agit comme s’il croyait que les événements humains sont produits par des forces transcendantes et secrètes, par des puissances occultes, arbitraires et souveraines. Cette disposition, plus ou moins avouée, plus ou moins consciente, est en rapport direct avec son imagination qui est naturellement flottante et dispersive ; elle provient aussi de son atavisme, de son milieu géographique, de son climat, de son histoire.

Laissé à lui-même, il n’éprouve pas le besoin de s’expliquer comment les choses s’accomplissent, quelles en sont les conditions pratiques et nécessaires, par quels moyens rationnels et successifs on peut les obtenir ou les empêcher. Indifférent à la certitude logique, il n’a pas le goût de l’observation réfléchie et vérifiée, de l’examen analytique et déductif. Il se sert moins de son intelligence que de son imagination et de sa

  1. Job. III, 2, 5.