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Notre entretien en reste là. Sazonow n’est plus en veine d’épanchement. L’évocation du spectre révolutionnaire l’a figé soudain.

Pour le détendre, je l’emmène dans ma voiture à l’Ile Krestowsky. Là, nous nous promenons à pied sous les beaux ombrages qui s’avancent jusqu’à l’estuaire miroitant et diapré de la Néwa.

Nous parlons de l’Empereur ; je dis à Sazonow :

— Quelle excellente impression j’ai eue de lui, l’autre jour, à Moscou ! Il respirait la volonté, la certitude et la force.

— J’ai eu la même impression et j’en ai tiré un très heureux présage… mais un présage nécessaire, car enfin…

Et il s’arrête brusquement, comme s’il n’osait achever sa pensée.

Je le presse de poursuivre. Alors, me prenant le bras, il me dit sur un ton d’affectueuse confidence :

— N’oubliez pas que le caractère essentiel de l’Empereur est la résignation mystique.

Puis, il me raconte cette anecdote suggestive, qu’il tient de son beau-frère Stolypine, l’ancien Président du Conseil, assassiné le 18 septembre 1911.

C’était en 1909, alors que la Russie commençait à oublier le cauchemar de la guerre japonaise et des troubles subséquents. Un jour, Stolypine propose à l’Empereur une grave mesure de politique intérieure. Après l’avoir écouté d’un air rêveur, Nicolas II fait un geste sceptique, insouciant, un geste qui semble dire : « Cela ou autre chose, qu’importe ? » Il déclare enfin d’une voix triste :

— Je ne réussis rien de ce que j’entreprends, Pierre-Arkadiewitch. Je n’ai pas de chance… D’ailleurs, la volonté humaine est si impuissante !

Courageux et résolu de sa nature, Stolypine proteste avec énergie. Le Tsar lui demande alors :

— Avez-vous lu la Vie des Saints ?

— Oui,.. en partie du moins ; car, si je ne me trompe, l’ouvrage compte bien une vingtaine de volumes.

— Savez-vous aussi quel est mon jour de naissance ?

— Pourrais-je l’ignorer ? C’est le 6 mai.

— Et quel saint fête-t-on, ce jour-là ?

— Excusez-moi, Sire ; je ne m’en souviens plus.