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à la moindre chance d’endiguer le déluge de sang qui menaçait d’inonder le monde ; » il conclut que la Russie ne pouvait pas reculer devant le défi que lui ont jeté les Puissances germaniques : « d’ailleurs, si nous avions cédé, notre humiliation n’eût pas changé le cours des événements. » Pour articuler ces derniers mots, sa voix s’affermit un peu et son regard éteint lance une courte flamme. On dirait que ce vieillard sceptique, chargé de travaux, d’honneurs et d’expérience, éprouve une joie malicieuse à proclamer, dans cette conjoncture solennelle, son fatalisme désabusé.

Sazonow lui succède à la tribune. Il est pâle et nerveux. Dès le début ; il libère sa conscience : « Lorsque viendra, pour l’histoire, le jour de l’impartial verdict, j’ai la conviction qu’elle nous justifiera… » Il rappelle avec énergie que « ce n’est pas la politique russe qui mettait en péril la paix générale, » et que, si l’Allemagne l’avait voulu, elle pouvait, « d’un mot, d’un seul mot impératif, » arrêter l’Autriche dans la voie belliqueuse. Puis, d’un ton chaleureux, il exalte « la France magnanime, la France chevaleresque, qui s’est dressée avec nous pour la défense du droit et de la justice. » À cette phrase, tous les députés se lèvent et, tournés vers moi, ils acclament longuement la France. J’observe néanmoins que les acclamations ne sont pas très nourries sur les bancs de la gauche : les partis libéraux ne nous ont jamais pardonné d’avoir prolongé la vie du tsarisme par nos subsides financiers. Les applaudissements éclatent de nouveau, lorsque Sazonow déclare que l’Angleterre a reconnu, elle aussi, l’impossibilité morale de rester indifférente devant la violence faite à la Serbie. Sa péroraison traduit exactement l’idée qui, dans ces dernières semaines, a dominé toutes nos pensées et tous nos actes : « Nous ne voulons pas accepter le joug de l’Allemagne et de son alliée en Europe. » Il descend de la tribune au milieu d’une ovation.

Après une suspension de séance, chaque chef de parti vient apporter le témoignage de son patriotisme, en s’affirmant prêt à tous les sacrifices pour soustraire la Russie et les peuples slaves à la suprématie germanique. Lorsque le président met aux voix les crédits de guerre demandés par le Gouvernement, le parti socialiste annonce qu’il s’abstiendra de les voter, ne voulant assumer aucune responsabilité dans la politique du tsarisme ; il exhorte cependant la démocratie russe à défendre