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le conflit austro-serbe ; — 2o le fait que, d’après une communication du cabinet de Berlin, la Russie a cru devoir ouvrir les hostilités contre l’Allemagne.

Les Allemands pénètrent dans la Pologne occidentale. Dès avant-hier, ils ont occupé Kalisch, Czenstochowa et Bendin. Cette rapide avance démontre combien l’État-major russe eut raison, en 1910, lorsqu’il recula, d’une centaine de kilomètres vers l’Est, ses garnisons de la frontière et sa zone de concentration, — mesure qui fut alors si vivement critiquée en France.

À midi, je pars pour Tsarskoïé-Sélo, où je vais déjeuner chez le Grand-Duc Paul-Alexandrowitch[1]et son épouse morganatique la comtesse de Hohenfelsen, avec qui j’entretiens, depuis nombre d’années, d’amicales relations.

Pendant toute la route, mon auto longe et dépasse des régiments d’infanterie, avec leur attirail de campagne. Chaque régiment est suivi par une file interminable d’équipages : caissons de munitions, fourgons de bagages, camions de vivres, voitures d’ambulance, cuisines roulantes, télégas, linéïkas, chariots de paysans, etc. Les voitures se succèdent au hasard, en désordre, parfois à travers champs, dans une confusion hétéroclite et pittoresque qui fait penser à la horde asiatique. Les fantassins ont bonne apparence, bien que la pluie et la boue gênent leur marche. Beaucoup de femmes ont pris place dans la colonne pour accompagner leur mari jusqu’à la première étape, jusqu’à l’adieu définitif ; plusieurs portent un enfant sur le bras. Une d’elles me touche infiniment. Très jeune, le visage délicat, la nuque fine, un mouchoir rouge et blanc noué sur ses cheveux clairs, un sarafane de coton bleu ajusté à la taille par une ceinture de cuir, elle serre un bébé contre sa poitrine. Elle allonge le pas autant qu’elle peut, afin de rester à hauteur de l’homme qui termine le rang, — un beau garçon brun et musclé. Ils ne se disent pas un mot ; mais ils fixent l’un sur l’autre des yeux ardents, éplorés ; et, trois fois de suite, je vois la jeune mère tendre au soldat leur enfant à baiser.

Le Grand-Duc Paul et la comtesse de Hohenfelsen n’ont invité en dehors de moi que Michel Stakhowitch, membre élu du Conseil de l’Empire pour le Zemstvo d’Orel, un des Russes

  1. Né le 21 septembre 1860, frère de l’empereur Alexandre III, fusillé par les Bolchévistes, le 10 février 1919.