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premières charrues mises en batterie sur les jachères de quatre années. Et la brume devenait froide de plus en plus, et s’épaississait ; et çà et là, aux endroits où fléchit la plaine, elle figurait des moulons de foin pâle, derrière lesquels disparaissaient les talus, et les lignes des saules effeuillés.

Il pensait au grand travail qu’il aurait, et y préparait son cœur.

Longue, longue charroyère abandonnée, venant de loin, allant vers un invisible fleuve, ses affluents, ses fossés et ses boires, et où passait, comme un globule de sang dans une veine morte, ce premier couple de travailleurs : pour arriver au bout, il fallut encore bien du temps.

La grande nuit, peu à peu, confondit la chaussée avec l’herbe des bords. Le paysan arrêta la voiture. Il alluma la lanterne, fichée au bout d’un bâton, entre les deux brancards, juste au-dessus de la croupe de la jument. La lumière jaillit, traça en liberté son cercle dans le brouillard, et, quand la charrette fut remise en marche, on eût dit qu’une grande auréole blanche, lentement, parmi les ténèbres, faisait sa procession.

Il était tard quand on arriva près de la ferme. Alban Chanat prit la jument par la bride, et tourna vers la gauche. La voiture descendit un peu, puis se retrouva en palier. Mais elle ne roulait plus sur un sol empierré. La croûte des terres vacillait sous le poids des roues ; la plainte des essieux, le bruit des pas de l’homme et de la bête éveillaient un écho dans des cavernes souterraines. On était sur les relais tremblants que, très anciennement, les eaux du fleuve avaient pressés, et sans doute, à une profondeur inconnue, elles coulaient encore en dessous, dans des galeries couvertes. La mère s’était levée, sur le devant de la charrette. Alban Chanat avait pris la lanterne, et la tenait à bout de bras, afin d’être reconnu de plus loin.

Ayant ainsi voyagé un quart d’heure encore, les réfugiés discernèrent, dans la brume, une étincelle entourée d’un petit halo, puis une silhouette d’homme derrière l’étincelle, et, presque aussitôt, la façade d’une maison basse, devant laquelle se tenait Paulin Chanat, une bougie à la main.

— C’est vous, enfin ! cria une voix jeune.

— Fils, dis-moi vite !

— Quoi donc ?

— Que nous ont-ils laissé ?