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et où le sol était partout creusé, où les racines des plantes, déchaussées par les obus, pointaient en l’air. Ses camarades regardaient partout ailleurs ; lui, il regardait la terre. La colère, bien plus que la peur, l’avait pâli. Il s’écria tout à coup : « C’est-il pas malheureux tout de même de mettre en cet état un champ de betteraves ! » Un officier, qui marchait près de lui, demanda : « Qui a dit cela ? — Présent ! Robert Chanat ! — Je te ferai décorer de la croix de guerre, Robert Chanat ! » Peut-être avait-il oublié ensuite ? Peut-être était-il mort ? La croix de guerre n’était pas venue. Robert riait dans ses lettres, et plaisantait, quand la mère l’interrogeait là-dessus. Deux ans plus tard, on avait appris qu’il se battait dans les environs du domaine. La mère aussitôt avait dit : « Il va se battre trop dur à présent ; il en mourra. » Robert Chanat, comme elle l’avait prévu, était mort peu de temps après. On avait été prévenu par un mot de la mairie du pays de refuge. Même on savait où le fils était tombé : aux environs de la maison qu’il défendait, du côté où on allait maintenant ensemble, le père, la mère, et les petites choses autrefois sauvées. La retrouverait-on, la place où il avait été enterré, à la lisière de la Pièce de Cent arpents ? Une croix de deux branches, un képi dessus, il faut peu de vent pour tout abattre !

Véronique, tendre mère songeuse, avait ainsi toute sa pensée devant elle, dans sa maison et dans la tombe de son enfant, et ses yeux gris ne déviaient ni à droite ni à gauche, pas plus que la route, qui filait droit parmi les terres toujours plates et toujours désertes. Parfois, elle entendait :

— Ça va, la mère ?

— Oui, ça va bien, répondait-elle.

— On avance ; s’il n’y avait pas tant de brume, on devrait bientôt voir le toit de chez nous !

Elle cherchait alors, de ses yeux fatigués, dans le reste de jour, la pointe de la futaie clairsemée, les arbres qu’elle aimait tant à considérer du pas de sa porte, aux jours heureux, quand le ciel était clair, la saison douce, et que, dans le soleil et dans le vent, les peupliers remuaient leurs étincelles.

L’homme songeait aussi ; il oubliait de fouetter la jument et de la faire souffler ; il allait du même train, les bras ballants sur la limousine, curieux du peu d’horizon que lui laissait la brume, épiant, dans les espaces voisins de la route, la trace des