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— Oui, reprit Miss Jackson, elle est du petit nombre de celles qui gardent les traditions. Dans ma jeunesse, il était de mauvais goût de porter les dernières modes ; Amy Sillerton m’a toujours dit qu’à Boston il fallait mettre en réserve pendant deux ans les robes de Paris. La vieille Mrs Baxter Pennilow, qui faisait très bien les choses, faisait venir douze robes par an : deux de satin, deux de soie et six autres de popeline ou de cachemire fin. C’était une commande à date fixe, et comme elle a été alitée pendant deux ans avant sa mort, ses filles ont trouvé quarante-huit robes de Worth qui étaient toujours restées dans leur papier de soie.

— Boston est plus conservateur que New-York ; mais je trouve plus comme il faut de ne porter ses robes françaises qu’après une saison, dit Mrs Archer.

— C’est Beaufort qui a lancé le nouveau genre, en faisant arborer à sa femme ses toilettes parisiennes dès leur arrivée. Quelquefois il faut toute la distinction de Regina pour ne pas ressembler à… à…

Miss Jackson jeta un regard autour de la table, surprit les yeux ronds de Janey, et finit sa phrase dans un murmure inintelligible.

— À ses rivales, dit Mr Sillerton Jackson, comme pour lancer une épigramme.

— Oh ! firent les dames, et Mrs Archer ajouta : — La pauvre Regina, son jour de Thanksgiving n’a pas été bien gai. Avez-vous entendu parler, Sillerton, des bruits qui courent sur les spéculations de Beaufort ?

Mr. Jackson fit un oui nonchalant. Tout le monde était au courant : il dédaignait de confirmer une histoire passée déjà dans le domaine public.

Il se fit un lourd silence. Personne n’aimait véritablement Beaufort, et on n’eût pas été fâché d’apprendre les pires choses sur sa vie privée. Cependant, qu’il pût entacher d’un déshonneur financier la famille de sa femme, c’était là un scandale dont ses ennemis eux-mêmes ne pouvaient se réjouir. Le vieux New-York d’Archer tolérait l’hypocrisie dans les relations privées, mais en affaires il exigeait une honnêteté complète et inattaquable. Il n’était personne qui ne se rappelât comment, après la dernière faillite de Wall Street, les chefs de la maison qui croulait avaient été frappés d’anéantissement social. Il en