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Consultez les recueils de ces mythographes, tous composés vers le milieu du XIXe siècle et qui, malheureusement, encore aujourd’hui, constituent presque notre seul instrument de travail, les recueils de Vogt, de Reumont, de Geib, de Kiefer, de Ruland, et surtout ceux de Schreiber le Badois et de Simrock le Rhénan, professeur à l’Université de Bonn. Vous verrez leurs patients et maladroits efforts pour retrouver à travers la légende celtique, romaine et presque chrétienne, la religion des ancêtres norrois. C’est jusque dans la figure du Barberousse ou du Napoléon légendaires qu’ils veulent retrouver les traits d’Odin ou de Wotan ! Et l’exemple parfait de cette invasion du germanisme dans le folk-lore rhénan nous est fourni par le cycle des légendes qui se rapportent à la Hohe Acht, le plus haut sommet de l’Eifel. Sur ce point, les élèves des frères Grimm amènent et installent les géants d’outre-Rhin. Ils y entendent les chants de la Vénus germanique Holda. Ils y découvrent même la fleur bleue, la fleur essentielle des romantiques d’outre-Rhin, celle qui fleurit tous les cent ans, la nuit de Noël, et découvre à son possesseur l’accès des trésors cachés.

Le scandale allait trop loin. L’imagination rhénane s’inquiéta de ces déformations de ses plus chères fantaisies. Dès la fin du XIXe siècle, les gens du Rhin, écrivains et professeurs, ont protesté tour à tour, avec des arguments divers, contre la sophistication d’une belle matière épique et humaine. C’est le professeur Wilhem Herz qui, dans son travail sur la Lorelei, parle des « recueils composés sans goût et sans esprit scientifique ; » c’est l’écrivain Pauly qui, dans son recueil de légendes rhénanes (1917), accuse Schreiber d’avoir transformé le caractère grave et sévère d’un des plus beaux récits du Rhin, la légende des frères ennemis de Bornhofen, en y introduisant une fade histoire d’amour[1] ; c’est l’écrivain rhénan Wilhelm Schäfer qui réunit (en 1914) trente-six légendes exclusivement rhénanes auxquelles il s’efforce de redonner leur « caractère épique, » et qui, dans sa préface, critique avec ironie l’œuvre de versification

  1. Voici la légende primitive (d’un caractère que l’on pourrait dire dorien) : les deux frères ennemis habitant deux châteaux voisins, près de Boppard, sur le Rhin. Leur sœur a fondé un monastère non loin de là et s’y est retirée. Après s’être querellés et avoir dissipé chacun leur fortune, les deux frères se réconcilient et vont ensemble chasser. Le premier levé réveille l’autre en lançant une flèche contre le volet de sa fenêtre. Il arriva qu’un jour l’un des frères ouvrit le volet au moment où l’autre tirait et fut tué. Le meurtrier partit à la croisade.