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Pétersbourg, où je débarque à deux heures et demie du matin. En remontant la Néwa sous le ciel étoilé, je songe à la prophétie ardente des sibylles monténégrines.


II. — VERS LA GUERRE (24 JUILLET-2 AOUT 1914)

Vendredi, 24 juillet 1914.

Très fatigué par ces quatre jours de continuelle tension, j’espérais me reposer un peu et j’avais commandé à mon domestique de me laisser dormir. Mais, à sept heures du matin, un coup de téléphone m’éveille en sursaut : on m’annonce que l’Autriche a remis hier soir un ultimatum à la Serbie.

Au premier instant et dans l’état de somnolence où je suis, la nouvelle me produit une étrange impression de surprise et d’authenticité ; l’événement m’apparaît à la fois irréel et certain, imaginaire et avéré. Il me semble que je poursuis ma conversation d’hier avec l’Empereur, que je formule des hypothèses et des prévisions ; simultanément, j’ai la sensation forte, positive, irrécusable, du fait accompli.

Pendant la matinée, les détails de ce qui s’est passé à Belgrade commencent d’arriver…

A midi et demi, Sazonow et Buchanan se réunissent chez moi, pour conférer de la situation. Notre entretien, interrompu par le déjeuner, reprend aussitôt. Me fondant sur les toasts échangés par l’Empereur et le Président, sur les déclarations réciproques des deux ministres des Affaires étrangères, enfin, sur la note communiquée hier à l’Agence Havas, je n’hésite pas à me prononcer pour une politique de fermeté.

— Mais, si cette politique doit nous mener à la guerre ?… dit Sazonow.

— Elle ne nous mènera à la guerre que si les Puissances germaniques sont dès maintenant résolues à employer les moyens de force pour s’assurer l’hégémonie de l’Orient. La fermeté n’exclut pas la conciliation. Mais encore faut-il que la partie adverse consente à négocier et à transiger. Vous connaissez mes idées personnelles sur les desseins de l’Allemagne. L’ultimatum autrichien me paraît ouvrir la crise dangereuse que je prévois depuis longtemps. A partir d’aujourd’hui, nous devons admettre que la guerre peut éclater d’un