Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 61.djvu/248

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nicolas-Michaïlowitch me jettent des regards flamboyants.

Cependant, le départ approche. L’Empereur exprime à Poincaré le désir de prolonger leur entretien quelques minutes encore :

— Si nous montions sur la passerelle, Monsieur le Président ?… Nous serions plus tranquilles.

Je me trouve ainsi rester seul auprès de l’Impératrice, qui me fait asseoir sur un fauteuil, à sa gauche. La pauvre souveraine semble épuisée de fatigue. Avec un sourire contracté, elle me dit, d’une voix blanche :

— Je suis heureuse d’être venue ce soir… Je craignais beaucoup l’orage… La décoration du bateau est magnifique. Le Président aura beau temps pour sa traversée…

Mais soudain, elle porte les mains à ses oreilles. Puis timidement, avec un air douloureux et suppliant, elle me montre la musique de l’escadre, qui, tout près de nous vient d’attaquer un allégro furieux à grand renfort de cuivres et de grosse caisse :

— Ne pourriez-vous pas ?… murmure-t-elle.

Je devine d’où lui vient son malaise et je lance un signe brusque au chef de musique qui, sans y rien comprendre, arrête net son orchestre.

— Oh ! merci, merci ! me dit l’Impératrice en soupirant. La jeune Grande-Duchesse Olga, qui est assise à l’autre bord du navire avec le reste de la famille impériale et les membres de la mission française, nous observe depuis quelques instants, d’un œil inquiet. Prestement, elle se lève, glisse vers sa mère avec une grâce agile et lui insinue deux ou trois mots tout bas. Puis, s’adressant à moi, elle poursuit :

— L’Impératrice est un peu fatiguée, mais elle vous prie, Monsieur l’Ambassadeur, de rester auprès d’elle et de continuer à lui parler.

Tandis qu’elle s’éloigne, à petits pas légers et rapides, je reprends la conversation. À ce moment précis, la lune apparaît, dans un archipel de nuages floconneux et, lents : tout le golfe de Finlande en est illuminé. Mon thème est trouvé ; je vante le charme des voyages en mer. L’Impératrice m’écoute, silencieusement, le regard vide et tendu, les joues marbrées, les lèvres inertes et gonflées. Après une dizaine de minutes qui me semblent interminables, l’Empereur et le Président de la République descendent de la passerelle.

Il est onze heures. Le départ s’organise. La garde prend les