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Grand-Duc Nicolas-Nicolaïéwitch[1], commandant de la Garde Impériale et de la circonscription militaire de Saint-Pétersbourg, généralissime éventuel des armées russes, offre un dîner au Président de la République et aux Souverains. Trois longues tables sont dressées sous des tentes à demi ouvertes, autour d’un jardin en pleine floraison. Les plates-bandes, qu’on vient d’arroser, exhalent dans l’air tiède une fraîche odeur végétale, délicieuse à respirer après cette journée torride.

J’arrive l’un des premiers. La Grande-Duchesse Anastasie et sa sœur, la Grande-Duchesse Militza, me font un accueil enthousiaste. Les deux Monténégrines parlent à la fois :

— Savez-vous bien que nous vivons des jours historiques, des jours sacrés !… Demain, à la revue, les musiques ne joueront que la Marche Lorraine et Sambre-et-Meuse… J’ai reçu aujourd’hui de mon père un télégramme en style convenu ; il m’annonce qu’avant la fin du mois nous aurons la guerre… Quel héros, mon père !… Il est digne de l’Iliade !… Tenez, regardez cette bonbonnière qui ne me quitte jamais ; elle contient de la terre de Lorraine, oui, de la terre de Lorraine que j’ai prise au-delà de la frontière quand j’ai été en France avec mon mari, il y a deux ans. Et puis, regardez encore, là, sur la table d’honneur : elle est couverte de chardons ; je n’ai pas voulu qu’il y eût d’autres fleurs. Eh bien ! ce sont des chardons de Lorraine. J’en ai cueilli quelques branches sur le territoire annexé ; je les ai rapportées ici et j’en ai fait semer les graines dans mon jardin… Militza, parle-lui encore, à l’Ambassadeur ; dis-lui tout ce que cette journée représente pour nous, pendant que je vais recevoir l’Empereur…

Au dîner, je suis placé à gauche de la Grande-Duchesse Anastasie. Et le dithyrambe continue, entrecoupé de prophéties : « La guerre va éclater… Il ne restera plus rien de l’Autriche… Vous reprendrez l’Alsace et la Lorraine… Nos armées se rejoindront à Berlin… L’Allemagne sera détruite… » Puis brusquement :

— Il faut que je me modère, car l’Empereur me regarde. Sous le regard sévère du Tsar, la sibylle monténégrine se calme soudain.

  1. Né le 6 novembre 1856. Son père, le Grand-Duc Nicolas-Nicolaîéwitch, était le troisième fils de l’empereur Nicolas Ier ; il commanda en chef les armées russes pendant la guerre de Turquie, en 1871-1878.