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lui connaît pas un ennemi, tant il a de politesse et de tact. Il fut d’ailleurs un des plus beaux hommes de sa génération, un des plus élégants cavaliers, et ses succès auprès des femmes ne se comptaient pas. Il a gardé sa taille svelte, sa longue moustache fine, ses manières charmantes. Au physique et au moral, il est le type parfait de son emploi, l’arbitre souverain des rites et des hiérarchies, des convenances et des traditions, des courtoisies et des mondanités.

A trois heures et demie, nous parlons dans le train impérial pour le village et le camp de Krasnoïé-Sélo, où je chercherai le souvenir d’Anna Karénine.


Un soleil flamboyant, illumine la vaste plaine onduleuse et fauve, que des coteaux boisés encerclent à l’horizon. Tandis que l’Empereur, l’Impératrice, le Président de la République, les Grands-Ducs, les Grandes-Duchesses et tout l’état-major impérial inspectent les cantonnements des troupes, j’attends avec les dignitaires civils et les ministres, sur une éminence où sont dressés des pavillons. L’élite de la société pétersbourgeoise se presse dans quelques tribunes. Les toilettes claires des femmes, leurs chapeaux blancs, leurs ombrelles blanches resplendissent comme des parterres d’azalées.

Mais bientôt, voici le cortège impérial. Dans une calèche à la daumont, l’Impératrice a le Président de la République à sa droite et ses deux filles aînées en face d’elle. L’Empereur galope à droite de la voiture, suivi par l’escadron étincelant des grands-ducs et des aides de camp. Tous descendent et prennent place sur le tertre qui domine la plaine. Les troupes, sans armes, s’alignent à perte de vue devant la file des tentes ; leur ligne passe au pied même du tertre.

Le soleil baisse à l’horizon, dans un ciel de pourpre et d’or, un ciel d’apothéose. Sur un geste de l’Empereur, une salve d’artillerie signale la prière du soir. Les musiques exécutent un hymne religieux. Tout le monde se découvre. Un sous-officier récite, à voix haute, le Pater. Ces milliers et ces milliers d’hommes prient pour l’Empereur et la Sainte Russie. Le silence et le recueillement de cette multitude, l’immensité de l’espace, la poésie de l’heure, la vision de l’alliance qui plane sur le tout, confèrent à la cérémonie une émouvante majesté.

Du camp, nous revenons au village de Krasnoïé-Sélo, où le