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— Oui, Sire, la Triple-Entente ne saurait être trop forte, si elle veut sauvegarder la paix.

— On m’a dit que vous êtes personnellement inquiet des intentions de l’Allemagne ?

Fait-il allusion à l’incident de mon dernier séjour en France, à mon offre de démission ? Je ne sais.

— Inquiet ? Oui, Sire, je suis inquiet, quoique je n’aie présentement aucun motif spécial de pronostiquer la guerre immédiate. Mais l’empereur Guillaume et son gouvernement ont laissé se créer en Allemagne un état d’esprit tel que, si un litige quelconque survient au Maroc, en Orient, n’importe où, ils ne pourront plus ni reculer ni transiger. Coûte que coûte, il leur faudra un succès. Et pour l’obtenir, ils se lanceront dans une aventure.

L’Empereur réfléchit un instant :

— Je ne peux croire que l’Empereur Guillaume veuille la guerre… Si vous le connaissiez comme moi ! Si vous saviez tout ce qu’il y a de charlatanisme dans ses attitudes !…

— Je fais peut-être, en effet, trop d’honneur à l’Empereur Guillaume, quand je le crois capable de vouloir ou simplement d’accepter les conséquences de ses gestes. Mais, si la guerre devenait menaçante, voudrait-il et pourrait-il l’empêcher ? Non, Sire, en toute sincérité, je ne le pense pas.

L’Empereur reste silencieux, tire quelques bouffées de sa cigarette ; puis, d’un ton ferme :

— Il importe d’autant plus que nous puissions compter sur les Anglais en cas de crise. A moins d’avoir perdu complètement la raison, l’Allemagne n’osera jamais attaquer la Russie, la France et l’Angleterre réunies.

A peine le café servi, on signale l’escadre française. L’Empereur me fait monter avec lui sur la passerelle.

Le spectacle est grandiose. Dans une lumière vibrante et argentée, sur des flots de turquoise et d’émeraude, la France, laissant un long sillage derrière elle, avance avec lenteur, puis s’arrête majestueusement. Le formidable cuirassé, qui amène le chef de l’État français, justifie éloquemment son nom : c’est bien la France qui vient vers la Russie. Je sens battre mon cœur.

Pendant quelques minutes, la rade retentit d’un grand vacarme : coups de canon des escadres et des batteries de terre, hourrahs des équipages, la Marseillaise répondant à l’Hymne