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Sa bonne ou sa mauvaise fée, je ne sais laquelle, lui fit à sa naissance deux dons exquis et dangereux : elle lui donna le charme et l’esprit. Pour l’esprit, M. Balfour en a plus qu’aucun homme que j’aie jamais rencontré, hormis M. John Morley. Sa distinction exquise, sa courtoisie, son tact, sa grâce nonchalante et la charmante inclinaison de sa tête sur l’épaule faisaient de lui non seulement le plus séduisant des auditeurs, mais le plus enchanteur et le plus irrésistible. L’inconvénient de ce don de charme, c’est qu’il engage ce qui vous entoure à s’ingénier pour vous faciliter la vie. Ses amis, sa famille, comme autant de servantes zélées qui passent leur vie à épousseter, écartaient de son chemin toute occasion de désagrément et il en résulta qu’il eut plus de loisirs qu’il n’est bon dans la vie.

Son esprit, — bienfait ou malheur ? je l’ignore, — d’ailleurs chose toute différente de son intelligence, — lui donnait le talent de l’improvisateur et la faculté de soutenir n’importe quelle opinion sur n’importe quel sujet, avec le même éclat, la même vraisemblance et le même succès, selon ce qu’il voulait faire sur le moment de sa thèse ou de son interlocuteur. Ce jeu auquel il se plaisait faisait de lui une énigme pour le vulgaire, un monstre pour le fanatique et une idole pour les sots.


Il faudrait pouvoir citer le passage où Mme Asquith raconte une promenade avec le vieux Gladstone (le great old man lui avait écrit une pièce de vers, — des vers comme je suppose qu’en aurait fait M. Guizot, — mais où il n’avait pas trouvé moins de quatre rimes à Margot, dont cargo, embargo, et le navire Argo ! ), — ou bien le récit amusant d’une visite à Tennyson, où l’on voit le poète prendre familièrement la visiteuse sur ses genoux : c’était, paraît-il ; sa coutume avec les jeunes Allés. Mais pour donner une idée de la manière de l’auteur, je ne puis me tenir de traduire et de résumer au moins la scène suivante. Un matin, Margot, fort en retard après une nuit de bal, saute dans le train de Melton, en habit de cheval, et se jette au hasard dans un compartiment réservé, où elle trouve un vieux gentleman à barbe majestueuse accompagné d’un secrétaire ; elle s’excuse. Le dialogue s’engage :


L’INCONNU. — Ne vous excusez pas. Ce n’est rien, rien du tout. J’avais seulement peur que vous vous fissiez du mal. C’est très dangereux, ce que vous avez fait là ; il ne faut jamais recommencer. Qu’est-ce qu’il y aurait eu de si grave, si vous aviez manqué le train ? (Prenant un ton menaçant). Où allez-vous ?
MARGOT. — Je vais essayer des chevaux pour moi et mon beau-frère. Et vous ?
L’INCONNU. — Je vais sauver des âmes !
MARGOT. — Vous ne doutez de rien.
L’INCONNU. — Vous ne croyez pas au salut ?… Croyez-vous à l’enfer ?
MARGOT. — Pas plus que vous.