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coadjuteur. Un ami complaisant et robuste, Manuelito, lui rend, ce soir, le service de prendre sa place. C’est lui que la duchesse de Mines gratifie de ses plus ardentes caresses, tant il est vrai qu’un homme en vaut un autre ! Et c’est lui que le duc de Mines tue entre les bras de sa femme, lui dont il traîne le cadavre en scène et déchire à coups de talon le visage ensanglanté. Obligez donc vos amis ! Après quoi, il était inévitable que l’amante échevelée traversât la scène, dans le plus simple appareil, pour tomber à genoux devant la dépouille gisante de son amant de passage.

Ici une surprise l’attend, qui pour nous n’en est pas une. Si lacéré que soit le visage du mort, Consuelita ne peut s’y tromper : cet homme n’est pas Don Juan ! Elle le crie, elle le clame, elle le hurle. Mais elle n’obtient aucun succès. Tout le monde veut que Don Juan soit mort, et Don Juan plus qu’aucun autre. Il aspire au repos. Dans les dispositions nouvelles où il se trouve, il estime que la mort est pour lui une chance inespérée, un moyen radical de s’installer confortablement dans une existence paisible. C’est lui-même qui s’emploie à accréditer la fable de sa mort ; et, pour en fournir une preuve irrécusable, il place sur le cadavre un document qui fera autorité : ses Mémoires. Car il écrit ses Mémoires, et même il a l’habitude un peu singulière de les porter sur lui. C’est ce rouleau qu’il glisse sous le manteau du mort. Le moyen de croire qu’un cavalier qui porte sur soi, en manuscrit autographe, les Mémoires de Don Juan, ne soit pas Don Juan ! Pour achever La macabre comédie, et payant d’audace, il vient, en personne, réclamer le corps et prononcer l’oraison funèbre de Don Juan. Don Juan est mort : tous les maris de toutes les Espagnes peuvent dormir tranquilles… Complications, intrigues, méprises, allées et venues, cris et gesticulations, comme on voit, ne nous ont pas été épargnés dans cet acte laborieusement machiné ; mais on voit aussi qu’il ne nous apprend rien sur Don Juan, et qu’il est parfaitement vide.

Don Juan est mort : il reste à l’enterrer. Conviés au service, nous y assisterons, tout un acte durant, en compagnie de Don Juan lui-même. Caché derrière un pilier, avec son compère Alagonzo, qui joue auprès de lui le rôle du confident classique, il est de ses propres obsèques le spectateur d’abord amusé, puis, peu à peu, vaguement inquiet. Un de mes amis, que les journaux avaient obligeamment tué, me confiait que la lecture de nos lettres de condoléances lui avait causé un certain malaise. Don Juan a peine à se défendre de cette impression désagréable. Cependant défilent sous ses yeux les mille e tre qui,