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J’ai beau vieillir, j’attends encore quelque chose,
Ce bonheur impossible et cependant natal,
Ce pays de nos cœurs que notre instinct compose
Avec tous les plaisirs qui nous ont fait du mal !

Et je répète : O nuit ! comme en ces soirs sublimes
Où je sentais là-haut veiller le Paradis ;
Et bien qu’ayant appris les rythmes et les rimes,
Je balbutie encore et toujours, et je dis :

O nuit ! tout le Bonheur nage dans tes espaces,
Ainsi qu’un grand poisson ténébreux et glissant
Que les hommes essaient de saisir en leurs nasses,
Mais qui rompt les filets de leur rêve impuissant.

O nuit ! tout le Bonheur navigue sur tes ondes,
Ainsi qu’un grand vaisseau de l’air, sombre et divin,
Dont nous sentons frémir les voiles vagabondes
Qui cinglent d’astre en astre au profond du ciel vain.

Et pour ce beau vaisseau notre âme est le rivage
Qui l’appelle et qui tend ses caps lourds de forêts,
Et délègue vers lui sa douce odeur sauvage ;
Mais le navire passe et n’aborde jamais.

O nuit ! tout le Bonheur palpite dans ton vide !
Une vitre éclairée, une femme songeant,
Une odeur font soudain crier le cœur avide
Vers des biens infinis dont il est l’indigent.

O nuit ! le fleuve d’or de l’éternel lyrisme
Te traverse, pareil au grand torrent lacté !
Ton silence est un hymne et ton ombre est un prisme
Qui fait l’homme mystique et le monde enchanté !

Comme Délos jadis, au fond des mers pâlies,
Passait en parfumant les soirs de l’Archipel,
Tous les Édens perdus, toutes les Italies
Flottent par grands îlots fugitifs dans ton ciel.