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proposé à May de passer l’été sur la côte du Maine, dans une île éloignée où quelques Bostoniens hardis campaient au milieu de magnifiques paysages. Les Welland allaient toujours à Newport, où ils possédaient une villa carrée sur la falaise. Mrs Welland fit comprendre à son gendre qu’il était inutile que May se fût fatiguée à essayer des toilettes d’été à Paris, si elle ne devait pas les porter. May, elle-même, ne pouvait comprendre la répugnance d’Archer à passer un été mondain à Newport. L’endroit lui avait toujours plu autrefois : pourquoi ne lui plairait-il plus maintenant qu’il s’y trouvait avec sa femme ? Il n’y avait rien à répondre à cela.

Certes, il n’était pas insensible au bonheur d’être le mari d’une des plus belles femmes de New-York, surtout quand cette femme était en même temps parfaitement gracieuse et raisonnable. Si le souvenir de la tempête qui l’avait secoué à la veille de son mariage le hantait encore, il était décidé à n’y voir que le dernier épisode du roman de sa jeunesse. L’idée que, de sang-froid, il avait pu penser un instant à épouser la comtesse Olenska, lui semblait parfaitement absurde. Ellen n’était plus pour lui qu’une image émouvante parmi les fantômes du passé… Et pourtant ce passé n’avait pas cessé de l’obséder : et ce beau monde de Newport, affairé à son puéril plaisir, le choquait comme s’il avait vu des enfants jouer sur une tombe.

Il entendit un bruissement de jupes, et la marquise Manson parut derrière lui. Comme à son ordinaire, elle avait un de ces accoutrements bizarres dont elle avait le secret. Elle portait une capeline de paille d’Italie retenue par des enroulements de gaze fanée ; sur son épaule se balançait une petite ombrelle de velours noir à manche d’ivoire ciselé.

— Mon cher Newland ! J’ignorais que vous fussiez ici avec May… Vous n’êtes arrivé qu’hier, dites-vous ?… Le devoir professionnel ! Je comprends… Beaucoup de maris, je le sais, ne peuvent rejoindre leurs femmes que pour la fin de semaine. — Elle pencha la tête de côté et regarda Archer d’un air langoureux. — Mais le mariage est un long sacrifice : je l’ai souvent dit à mon Ellen.

Archer se sentit comme un arrêt au cœur. Une fois déjà, il avait éprouvé cette sensation d’être séparé du monde extérieur. Puis il entendit Medora répondre à une question qu’il avait dû lui poser sans s’en rendre compte :