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— Ah ! mon pauvre Newland ; cela devait arriver ; mais cela ne change absolument rien.

— Cela change toute la vie pour moi.

— Non, non, il ne faut pas, ce n’est pas possible ! Vous êtes fiancé à May, et moi, je suis mariée…

— Il est trop tard pour reculer ! Nous n’avons pas le droit de mentir aux autres ni à nous-mêmes. Me voyez-vous maintenant épousant May ?

Elle resta silencieuse, accoudée à la cheminée, son profil reflété par la glace. Une des boucles de son chignon s’était détachée et tombait sur son cou ; subitement elle apparaissait presque vieille.

— Je ne vous vois pas, dit-elle enfin douloureusement, lui posant la question que vous venez de me poser.

— Il est trop tard pour agir autrement…

— Il est trop tard pour changer ce que nous avions décidé tous les deux…

— Je ne vous comprends pas ! s’écria-t-il.

Elle s’efforça de sourire, mais son sourire était plus triste que ses larmes.

— Vous ne comprenez pas, parce que vous ne savez pas encore combien j’ai changé depuis que je vous ai connu.

— Ellen !

— Oui. Je ne m’apercevais pas tout d’abord qu’on ne m’accueillait qu’avec réserve, qu’on me trouvait compromettante. Il paraît qu’on a refusé de dîner avec moi chez les Lovell Mingott ! Je l’ai su plus tard, et j’ai appris aussi que vous aviez tout raconté aux van der Luyden et que vous aviez voulu que vos fiançailles fussent annoncées au bal des Beaufort, afin que j’aie deux familles pour me soutenir, au lieu d’une… Vous voyez combien j’étais sotte et étourdie : jusqu’à ce que grand’mère m’ait tout raconté, je ne me rendais compte de rien. New-York me représentait simplement la paix et la liberté : je rentrais chez moi. J’étais si contente de m’y retrouver ! J’avais l’impression, en arrivant ici, que tout le monde était pour moi plein de bienveillance, heureux de me voir. Cependant, personne ne semblait me comprendre comme vous ; personne ne me donnait d’aussi bonnes raisons pour faire ce qui, au premier abord, me révoltait comme inutile et difficile. Les gens trop sages ne me persuadent pas : ils n’ont jamais été