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— Hélas ! dit la marquise. C’est ainsi qu’elle décrit la maison de son mari ! Mais du côté matériel, savez-vous ce qu’elle sacrifie ? Ces roses-là sur le canapé ; mais il en a des kilomètres, sous verre et à l’air libre, dans ses merveilleux jardins de Nice ! Et les bijoux, les perles historiques, les émeraudes de Sobieski, les zibelines ! Bah ! elle ne se soucie pas de tout cela. L’art et la beauté, voilà ce qui l’attire… des tableaux, un mobilier sans prix, de la musique, une conversation brillante… et ça, ce sont des choses, cher monsieur, dont on n’a aucune idée ici. Elle possédait tout cela, et recevait les hommages des plus grands personnages… Elle me dit qu’on ne la trouve pas jolie à New-York. Est-ce possible ? Mais son portrait a été peint neuf fois ! Les plus grands artistes d’Europe ont sollicité le privilège de la faire poser. Tout cela, n’est-ce rien ? Et le remords d’un mari qui l’adore ?…

Le visage de la marquise Manson prit une telle expression d’extase rétrospective qu’il aurait excité la gaîté d’Archer, si Archer eût été en humeur de rire. La marquise lui semblait venir en droite ligne de l’enfer qu’avait fui la comtesse Olenska.

— Elle ne sait rien de tout cela ? demanda-t-il vivement.

Mrs Manson porta son doigt sur ses lèvres.

— Elle ne sait rien positivement. Mais qui peut dire ce qu’elle soupçonne ? Mr Archer, je désirais beaucoup vous voir, car, dès l’instant où j’ai su la ferme attitude que vous aviez prise et votre influence sur ma nièce, j’ai espéré obtenir votre appui, vous convaincre…

— Qu’elle doit retourner chez son mari ? J’aimerais mieux la voir morte ! s’écria le jeune homme avec violence.

— Ah ! murmura la marquise, sans paraître offensée.

Elle resta assise, ouvrant et refermant son ridicule petit éventail d’ivoire de ses doigts gantés de mitaines ; puis, tout à coup, elle leva la tête

— La voilà ! chuchota-t-elle.

Et brusquement, indiquant le bouquet :

— Dois-je conclure que vous préférez ce que signifient ces fleurs, Mr Archer ? Après tout, le mariage est le mariage ; et ma nièce est une femme mariée…