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pris dans le passé un cadre et un nom, peut-être encore, si l’on en croit Mlle Valentine Poizat, une anecdote chuchotée et transmise par une tradition sur l’aveu de Mme de Guise à son mari, mais elle n’a pas composé un roman historique. Un roman n’est pas historique pour une description exacte de quelque bal de cour ou de quelque tournoi. Il ne peut l’être que par la transcription du décor et des caractères. Où, dans la Princesse de Clèves, aperçoit-on le ciel tragique du XVIe siècle ? Et quant aux caractères, ils sont tous faussés, non seulement le piteux prince de Clèves, qui n’a certes rien d’un François de Lorraine, non seulement la princesse, qui ressemble si peu à la remuante duchesse de Guise, mais encore Nemours lui-même. Le vrai duc de Nemours était du même âge qu’Anne d’Este. Il dut lui plaire par sa jeunesse, — il avait douze ans de moins que le duc de Guise, — par sa gaieté, par son goût des lettres et de l’art, par sa gentillesse. Et lui-même n’y mit pas tant de malice. Il aima dans sa jeunesse même, et très tendrement, puisqu’il aima toujours, et non en avançant ses affaires par toutes sortes de manœuvres savantes comme le fait son homonyme. Quant à la scène de l’aveu, le maréchal de Tessé, je l’ai dit, en une phrase la reconstitue dans sa vérité, s’il s’agissait vraiment du duc et de la duchesse de Guise : Le quart d’heure fut terrible. Il ne l’est que pour M. de Clèves chez Mme de La Fayette.

Qu’une passion profonde ait uni Jacques de Savoie et Anne d’Este, que cette passion fût une des plus belles du monde et des plus rares, qu’Anne d’Este, malgré toutes les calomnies, fût peut-être restée fidèle de corps, sinon de cœur, à son mari, tant qu’il vécut, avant d’épouser celui qu’elle aimait, c’est là un autre roman, magnifique et différent. Mme de La Fayette a simplifié pour écrire un chef-d’œuvre à la manière de son temps. Elle a détaché ses héros sur un fond calme. Elle leur a donné cette possession de soi et cette analyse dans la passion même qui sont de contemporains de Racine et d’elle-même. Et les caractères qu’elle a peints d’un trait si forme, si précis et si sûr jusque dans la mélancolie amoureuse et le renoncement, elle ne les a pas cherchés dans le passé, elle les a trouvés dans le présent. M. et Mme de Clèves, et le trop séduisant M. de Nemours sont des personnages du XVIIe siècle.

Nous ne savons pas, nous ne saurons jamais exactement le secret d’Anne d’Este et de Jacques de Savoie. L’ont-ils