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et prenne une part active aux travaux de l’Académie. » Quant à Destutt de Tracy, abattu par la vieillesse et les infirmités, il se déroba sur les misères physiques qui, l’empêchant de se montrer nulle part, lui interdisaient de faire campagne à l’Institut.

La lettre dictée par le philosophe octogénaire est navrante par les détails qu’elle donne sur ses derniers jours :


« Paris, 18 février 1833.

« Mon cher Augustin,

« J’ai reçu votre aimable lettre. Elle m’a fait un très grand plaisir en me donnant de vos nouvelles dont je n’avais pas eu depuis longtemps, mais elle m’a fait bien de la peine en me prouvant que vous ne saviez rien du tout des miennes. Vous me parlez, mon cher ami, comme si j’étais tel que vous m’avez connu. Vous ignorez donc que je suis complètement abattu par l’âge et les infirmités. Mon mal est dans le cerveau ; il me cause un rhume perpétuel et le prurit des vieillards au plus haut degré. J’ai perdu tous mes sens ; je ne sens plus du tout ni les saveurs, ni les odeurs ; je suis à moitié sourd et presque aveugle, et, ce qui est pis que tout cela, j’ai perdu absolument et complètement la mémoire, en sorte que je ne me souviens ni des hommes, ni des choses, ni de ce que j’ai su, ni de ce que j’ai lu, ni même de ce que j’ai écrit ou éprouvé. La conséquence est que je suis hors d’état de me montrer nulle part, et il y a deux ans que je n’ai paru ni à l’Académie française, ni à la Chambre des Pairs. Je l’ai écrit à M. Rœderer quand il m’a mandé qu’on m’avait mis sur la liste de la nouvelle Académie des Sciences morales, et je lui ai dit que je ne voulais, ni ne pouvais en être. Il m’a répliqué qu’il ne fallait pas donner ma démission. Je lui ai répondu que je persistais à la donner et qu’il devait bien voir que je ne pouvais pas faire autrement. Il n’en a pas tenu compte et m’a laissé sur la liste ; mais je n’irai certainement pas plus à cette Académie qu’à l’autre et qu’y ferais-je?... Je suis bien fâché, mon cher ami, de ne pouvoir vous être bon à rien, mais vous voyez que je suis réellement mort au monde. J’espère que, bientôt, je le serai tout à fait ; jusque là, je vous aimerai toujours, comme je vous prie d’en agréer l’assurance sincère.

« TRACY. »