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s’évanouir de bonne heure de belles espérances ; vous êtes malade, aveugle ; vous devez comprendre aisément ce qu’il peut y avoir de tristesse et de douleur dans une âme ; n’essayez pas de vous faire une idée de l’état de la mienne ; vous n’y réussiriez pas. J’ai perdu non seulement le bonheur, un bonheur que j’avais ressaisi comme par miracle, mais un bonheur jeune, beau, brillant et doux, serein et animé, un bonheur toujours le même dans toutes les situations, dans la retraite la plus profonde, comme dans l’activité la plus éclatante et qui toujours, partout, donnait pleine et constante satisfaction à ma raison et à mon imagination, à mes sentiments les plus intimes et à mes moindres goûts, à ma nature tout entière. Voilà ce que j’ai perdu : quoi qu’il puisse me rester, ce qui me reste n’est rien pour moi. Vous rappelez-vous une canzone de Dante, peu connue, où il dit en parlant de la mort de Béatrice :

Io non mori e non rimasi vivo.

« C’est ma condition et une condition qui ne peut changer, car je travaille, j’agis, je vis extérieurement comme par le passé, avec la même activité et la même énergie, j’espère : c’est au fond de mon âme que la vie a cessé et ne peut revenir.

« Laissons-moi là ; je ne vous aurais pas parlé de moi, si involontairement, malgré moi, votre nom ne m’avait reporté tout à coup dans ce passé qui est toujours ma vie. Elle avait pour vous une amitié véritable ; vos intérêts, votre destinée l’occupaient habituellement. Je ne manquerai pas à ce qu’elle eût désiré. Depuis longtemps, je cherche une manière de vous caser dans l’Instruction publique. J’avais pensé à vous faire inspecteur de l’Académie de Paris pour les études historiques ; à cela il faut deux choses ; 1° une vacance que j’espère amener d’ici au 1er janvier ; 2° que vous puissiez aller faire des examens dans les collèges, et à l’École normale. Le pourriez-vous ? Sondez bien vos forces.

« En attendant que cela s’arrange, voici ce que je vous propose. Voulez-vous vous charger de me faire une petite histoire de France en un bon volume in-8o ou deux forts in-12, à l’usage des écoles normales primaires et des écoles primaires supérieures ? Il faut que ce soit une histoire complète, un grand résumé riche de faits et vrai de couleur. Je ne connais, entre nous, que vous ou moi qui puissions le bien faire. Le