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court laps de temps, l’ensemble de l’œuvre de Shakspeare.

Ce que les Anglais ne pouvaient pas faire en l’honneur de Shakspeare, pourquoi la France ne le tenterait-elle pas en l’honneur de Molière ? Telle fut la question que je me posai sur le champ. Et j’en étudiai tous les aspects.

L’utilité de la Comédie-Française, que l’on conteste si souvent chez nous, est reconnue cependant dans tous les pays étrangers qui possèdent une vaste littérature dramatique. Ils ont des chefs-d’œuvre, et ces chefs-d’œuvre restent à peu près ignorés du public, faute d’une troupe pour les interpréter. Je parlais de l’Angleterre : qui ne sait que des années se passent sans qu’il soit possible de voir à Londres Richard III ou Cymbeline, Troïlus et Cressida ou la Tempête ? Les noms de Ben-Jonson, Otway, Sheridan, pour ne citer que les plus illustres, paraissent rarement sur l’affiche. Pareillement vous séjournerez pendant des mois à Rome, à Naples, à Venise même, sans qu’il vous soit donné d’entendre une seule des charmantes comédies de Goldoni.

L’Espagne a un répertoire d’une richesse insoupçonnée ; quelques grands artistes, trouvant dans un rôle l’occasion d’un succès personnel, font revivre parfois telle pièce classique : mais Lope de Vega, Alarcon, Cervantès, Tirso de Molina, et le magnifique Calderon, — l’auteur de cette Vie est un songe, qui, me semble-t-il, avec Œdipe-Roi, Hamlet, le Cid, Tartuffe et Athalie, est l’un des sommets de l’art dramatique, — ne sont joués que fort irrégulièrement. Au contraire, chez nous, grâce à l’institution de la Comédie-Française, aucun de nos génies nationaux n’est ignoré, aucun de leurs chefs-d’œuvre n’a disparu ; chaque année, en plus de cent représentations (deux cents au moins en 1921), les noms de Corneille, Molière, Racine, Marivaux, Regnard, Beaumarchais, reparaissent.

Le goût du public français pour son théâtre classique ne s’est jamais démenti ; de tout temps l’État a compris quel intérêt national il y avait à protéger une troupe de comédiens dont la mission principale (que n’est-elle sa mission unique ?) est de maintenir toujours vivantes, prêtes à être proposées à l’admiration des lettrés, les œuvres capitales de notre art dramatique. C’est à cet heureux concours de circonstances qu’est due la pérennité de la Comédie-Française, quoique, dans son existence mouvementée, elle ait subi bien des bourrasques et traversé bien des tempêtes.