Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 6.djvu/801

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

propose de la conduire à travers les salons. Devant le Triomphe de Mardochée, prestigieux décor de de Troy, elle m’arrête :

— Asseyons-nous, me dit-elle tristement. Tout ce que Sazonow vient de me dire est déplorable ; l’Impératrice est folle et l’Empereur aveugle ; ni l’un ni l’autre ne voient, ni l’un ni l’autre ne veulent voir où on les mène.

— Il n’y a donc aucun moyen de leur ouvrir les yeux ?

— Aucun.

— Et l’Impératrice-douairière ?

— J’ai passé deux heures, l’autre jour, avec Marie-Féodorovna. Nous n’avons pu que nous lamenter ensemble.

— Pourquoi ne parle-t-elle pas à l’Empereur ?

— Ce n’est pas le courage ni l’envie qui lui manquent. Mais il vaut mieux qu’elle s’abstienne… Elle est trop franche, trop vive. Dès qu’elle se met à sermonner son fils, elle s’emporte ; elle lui dit parfois le contraire de ce qu’il faudrait lui dire ; elle l’offense ; elle l’humilie. Alors, il se cabre ; il rappelle à sa mère qu’il est l’Empereur. Ils se quittent brouillés.

— Ainsi, Raspoutine est toujours en gloire ?

— Plus que jamais.

— Pensez-vous, madame, que l’Alliance soit en péril ?

— Oh ! non. L’Empereur restera toujours fidèle à l’Alliance, je vous le garantis ; mais je crains que nous n’allions à de grosses difficultés intérieures. Et, nécessairement, notre activité militaire s’en ressentira.

— Ce qui équivaut à dire que la Russie, sans renier positivement sa signature, n’accomplirait pas tous ses devoirs d’alliée. En ce cas, quel profit pourrait-elle espérer de cette guerre ? Les conditions de la paix dépendront forcément des résultats militaires. Si les armées russes ne soutiennent pas leur effort jusqu’au bout et avec une extrême énergie, les énormes sacrifices que le peuple russe s’impose depuis vingt mois auront été consentis en pure perte. Non seulement la Russie n’aura pas Constantinople, mais elle perdra la Pologne et peut-être d’autres territoires encore.

— C’est ce que Sazonow me disait tout à l’heure.

— Dans quelles dispositions personnelles l’avez-vous trouvé ?

— Je l’ai trouvé triste, préoccupé, très agacé de l’opposition qu’il rencontre chez certains de ses collègues. Mais, grâce à Dieu,