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mortel ennemi et obligé maintenant de vivre en exil à Christiania, avait préparé un livre plein de révélations scandaleuses sur ses rapports avec la Cour et avec Grichka. Khvostow a tenté aussitôt d’acquérir le manuscrit où il pensait trouver une arme toute-puissante pour contraindre l’Empereur à chasser Raspoutine, sinon même à répudier l’Impératrice. Mais, se défiant à juste titre de sa police officielle, il n’a pas voulu mettre l’Okhrana dans la confidence de l’affaire et il a expédié à Christiania un de ses agents personnels, un journaliste véreux, ayant déjà subi plusieurs condamnations, Boris Rjewsky. Comme celui-ci s’apprêtait à gagner la Norvège par la Finlande, sa femme, restée à Pétrograde et ayant à se venger de sa brutalité, dénonça toute la machination à Raspoutine, qui appela immédiatement au secours son ami le Directeur de la Police, Biéletzky. Ce haut fonctionnaire a toutes les qualités de l’emploi, étant plein de ressources et d’astuce, n’ayant aucun scrupule, n’admettant d’autre principe que la raison d’État et capable de n’importe quoi pour conserver la faveur souveraine. Avec sa promptitude habituelle de décision, il résolut, à l’instant même, de prendre son ministre au piège. La manœuvre était délicate. Il la confia à l’un de ses meilleurs exécutants, le colonel de gendarmerie Tufaïew, qui était de service à Biélo-Ostrow, sur la frontière finlandaise. À l’arrivée du train dans cette gare, Boris Rjewsky se précipite vers le buffet. Le colonel Tufaïew, qui s’est mis sur son passage, fait semblant d’être bousculé par lui et, comme s’il perdait l’équilibre, il lui écrase le pied d’un coup de botte. Rjewsky pousse un hurlement de douleur, que l’officier feint de prendre pour une insulte. Deux gendarmes, apostés là, empoignent l’insolent et le conduisent au bureau de police. On lui demande ses papiers ; on le fouille ; il allègue d’abord qu’il voyage par ordre du ministre de l’Intérieur et pour un objet dont il ne doit compte qu’à Son Excellence. On affecte de ne pas le croire ; on le presse de questions insidieuses…, comme l’Okhrana sait presser les gens qui tombent entre ses griffes ; on le « cuisine » à fond. Pris de peur, mais devinant bientôt ce qu’on veut obtenir de lui, il déclare enfin qu’il a reçu de Khvostow la mission d’organiser avec Héliodore l’assassinat de Raspoutine. On dresse un procès-verbal de ses aveux et, on l’expédie au Directeur de la Police qui le porte immédiatement à Tsarskoïé-Sélo. Le lendemain, Khvostow n’est plus ministre.