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LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]
(NOUVELLE SÉRIE)

I
LA RÉOUVERTURE DE LA DOUMA


Samedi, 1er janvier 1916.

Le ministre de Serbie, Spalaïkowitch, vient me voir : sa mine est ravagée ; ses yeux brillent de fièvre et de larmes. Il s’effondre, accablé, sur le fauteuil que je lui offre :

— Vous savez, me dit-il, comment s’est achevée notre retraite ? Vous connaissez les détails ?… C’est un martyre sans nom !

Il a reçu, ce matin, quelques renseignements sur le tragique exode que l’armée serbe vient d’accomplir à travers les Alpes glacées de l’Albanie, sous des rafales cinglantes de neige, sans abri, sans vivres, épuisée de souffrances, abrutie de fatigue, jalonnant sa route derrière elle par une traînée continue de cadavres. Et, quand elle arrive enfin à Saint-Jean de Médua, sur l’Adriatique, elle y trouve, comme épreuve suprême, la famine et le typhus.

Penché sur une carte que j’ouvre entre nous, il me montre l’itinéraire de cette funèbre hégire :

— Vous voyez, poursuit-il, nous avons repassé par toutes les étapes historiques de notre vie nationale…

En effet, la retraite a commencé à Belgrade, où Pierre Karageorgéwitch obligea les Turcs à le reconnaître prince de Serbie, en 1806. Puis, c’est Kragoujévatz, la résidence du prince Miloch Obrénowitch, aux premières années de

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.