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Est-ce à dire que les philosophes n’aient aucune influence ou n’aient d’influence que dans leur petit monde et entre eux ? J’ai vu, au bord d’une mer septentrionale, un village dont toutes les maisons, le long de la route, portaient l’enseigne d’un débit : ce village, extrêmement retiré, où il faut que les habitants échangent leurs divers vins et liqueurs, pratique l’alcoolisme ésotérique, pour ainsi dire. Mais, quand les philosophes publient leurs doctrines, rêveries ou découvertes relatives à l’amour, ils ont des clients de toutes sortes : les amoureux ne les écoulent pas ; les curieux et les polissons les écoutent.

M. René de Planhol s’est amusé à recueillir les principales théories ou utopies de l’amour qui, depuis trois siècles, ont été à la mode. Il étudie, au XVIIe siècle, les Platonisants et les Précieuses, puis les Libertins ; au XVIIIe siècle, les apôtres de la Nature, les disciples de Rousseau, jusqu’à Restif et au « divin marquis ; » au XIXe siècle, des toquades telles que l’Harmonie de Fourier, le Couple-Prêtre d’Enfantin, la Vierge-mère d’Auguste Comte, enfin Senancour et les préludes de l’amour romantique. C’est une histoire de beaucoup d’extravagance.

M. de Planhol l’a traitée avec un sérieux et une gravité remarquables. Il est un moraliste ; et la plupart des doctrines ou opinions qu’il résume ou qu’il présente lui font horreur d’une façon qui est l’honneur de son ouvrage et qui en est le plaisant caractère. D’habitude, les commentateurs s’éprennent des écrivains et des penseurs qu’ils ont choisis pour leur étude. Ils les aimaient déjà et ce fut le motif de leur choix ; à la longue, les défauts de ce qu’on aime ne se voient plus : et puis, l’on s’identifie à ce qu’on aime, de sorte qu’un égoïsme caché favorise une tendresse toute animée de dévouement. M. de Planhol déteste ses penseurs. Il se fâche. Et, par exemple, il vient de relire la Nouvelle Héloïse ; écoutez-le : « Ces fantoches inhumains, cette emphase larmoyante, ces apostrophes à la vertu, à la sensibilité, à la Nature, ces divagations d’une tête malade, tout cela donne la nausée. » Il ne trouve pas moins de « niaiserie » dans un livre de Toussaint, les Mœurs, condamné au feu en 1748 ; après cela, il déterre une Basiliade qu’un régent de collège avait publiée en 1753 : elle lui paraît abominable. Et La Mettrie, Helvétius !… Écoutez-le : « C’est comme une contagion de démence qui emporte la France presque entière. L’emphase, la sensiblerie, la sottise, un optimisme écœurant, tous ces vices dégradent notre langage et notre pensée… La France, comme ivre ou hallucinée, voyait près d’elle un bonheur