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Chambre; au moins le moyen est-il noble, et d’autant plus que tes talents feront seuls alors tous les frais de ton avancement. Jamais tu ne sauras, ami, jusqu’à quel point j’ai placé mon orgueil en toi. Tu me dis que l’intérieur de mon fils sera ma justification. Mon chéri, elle ne sera pas là, je l’ai placée tout entière en toi. De ton avenir dépend ou ma satisfaction ou le trouble de mon âme. Tu ne sauras jamais ce que tu m’as donné, et ce que tu me donnes encore d’inquiétudes; ce sont toutes mes dernières sollicitudes qui ont épuisé mon courage ; mon âme, si fatiguée par elles, n’a pu supporter le moindre choc étranger? et, incapable de livrer le plus léger combat, elle a préféré chercher un repos apparent, mais qui, je le sais, instruite par ma raison, ne sera jamais que factice. La nature ni la société ne pardonnent jamais à celui qui transgresse leurs lois ; je me trouvais nécessairement rebelle envers l’une ou l’autre; il m’a fallu offenser cette dernière ; je sais ce qu’elle me réserve ; mais, si je peux te voir dans le lointain, grand et honoré (et tu dois savoir quel est pour moi le sens de ces deux mots), eh bien ! je serai contente, sinon heureuse; car je suis fière de toi, il me semble que ni ma conscience ni le monde ne pourront me rien reprocher. Ami, songe que tu dois quelque chose à ma tendresse.


IV

Jeudi, 21 [juin 1832].

Je corrige maintenant les Scènes, et comme chacun ici s’est emparé des volumes à mesure que je les coupais, je tiens le troisième. Oh ! ami, je viens encore de pleurer avec ta Juliette[1]; le morceau surtout où elle reçoit les cheveux m’a fait une bien douloureuse impression. Je me demandais quelle douleur devait être la plus vive, entre celle de perdre son amant, mort ou vivant, et je n’ose me répondre. Juliette possède un trésor dans des cheveux qui lui rappelleront toujours de purs souvenirs; mais qu’aurait-on pu lui offrir qui la consolât si son amant l’eût quittée pour une autre femme, — rien. — Pour chasser de cruelles pensées, je relis quelques chères phrases de tes lettres, et j’espère que ton cœur me servira de tombe avant

  1. Voir Scènes de la vie privée, par M. de Balzac. Tome III, seconde édition, p. 44, Le Conseil (devenu, en 1834, Le Message).