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satisfaction de savoir que de ma peine est sorti le bonheur d’autrui.

Lorsqu’on est médiocre, qu’on n’a pour tout bien qu’une âme sans fiel et sans levain, on doit se faire justice ; la médiocrité de moyens ne donne point de grandes jouissances, et faute de ce pouvoir de distribuer les grandes émotions et de répandre les trésors de la renommée, du talent, des grandeurs, c’est obligation de retirer son cœur de la scène, car il ne faut leurrer personne. Il y a la même friponnerie morale, que lorsqu’on vante une maison qui croule. Les avantages du génie et les privilèges des grands hommes sont les seules choses qu’il soit impossible d’usurper. Un nain ne peut pas lever la massue d’Hercule.

J’ai dit que je mourrais de chagrin le jour que je reconnaîtrais que mes espérances, sont impossibles à réaliser. Quoique je n’aye encore rien fait, je pressens que ce jour approche. Je serai victime de ma propre imagination. Aussi, Laure, je vous conjure de ne point vous attacher à moi, je vous supplie de rompre tout lien. Vous vous éviterez des peines, c’est déjà beaucoup trop que vous m’ayez vu et que vous ayez pris de moi une idée avantageuse. Je puis la mériter sous le rapport des qualités précordiales, certes, et c’est peut-être un reste de présomption évanouie. Certes, je crois être bon, mais voilà tout. Croire autre chose et continuer à me voir, c’est semer le chagrin. Ne me devenez pas mère ; ce sera bien assez que la mienne s’afflige.

Je vous ai dévoilé l’intérieur de ma pensée; c’est une fois pour toujours. Ce que je viens de promettre, je le tiendrai, lorsque, de votre part, vous l’aurez accepté. Je ne vous reparlerai plus de mon chagrin et je tâcherai, d’ici au 10 d’août, de conquérir une écorce joyeuse et une figure supportable.

Ce ciel de la Normandie est froid, l’azur en est terne, je commence à m’y trouver mal à l’aise et je me blase sur tout ce que j’y fais. Grand Dieu, que de mauvaises choses j’y ai faites! C’est à reculer. Au surplus, que m’importe, puisque tout m’est indifférent !

Vous ne me parlez pas de votre maison, de ce que vous faites, dites, comment vous vivez. Promenez-vous, allez-vous dans cette prairie, dans ce potager que je vois si souvent ? Comment ces demoiselles vont-elles? quelles parties, quelles fêtes?