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barguigner, il y applaudit. Le succès fut immense. Des couronnes furent apportées par le public, une grande palme suspendue par les jeunes artistes, un banquet offert à Gros pour célébrer son tableau. Napoléon, qui avait suscité ce chef-d’œuvre, en voulut un autre. Quatre ans après, à la suite d’un concours, Gros était chargé de peindre le champ de bataille d’Eylau. De nouveau, c’était une scène contemporaine bourrée de portraits, en plein paysage, avec un nouvel étalage de blessures et de misères, secourues par la pitié humaine. De nouveau, la thèse du beau idéal était abandonnée. Quand ce tableau fut exposé avec les Sabines de David et la Justice et la Vengeance de Prud’hon, en 1808, il fut évident que les œuvres nées de commandes officielles l’emportaient de beaucoup en spontanéité et en somptuosité picturales sur les conceptions dues à l’initiative des artistes.

La révolution ne s’arrêtait pas là. Une fois libéré des tyrannies de l’École en ce qui touchait le sujet, la donnée générale et l’expression, Gros s’en affranchit aussi quant à la facture. La conséquence, certes, n’était pas inévitable, mais assez naturelle. Une fois la bride sur le cou, l’artiste court où l’appellent ses appétits de coloriste et de gourmet sensible aux succulences de la matière. Et c’est Rubens, ou bien encore les Maîtres Vénitiens entrés depuis peu au Louvre, qui les lui enseignent. Gros les évoque et les invoque, sans cesse, comme des sauveurs. Il charge sa palette de couleurs inconnues ou proscrites. « On ne fait pas de la pointure à la Spartiate, » dit-il. Il s’inquiète de l’effet d’ensemble dans une même lumière, une même atmosphère, — une même pâle, pour mieux dire, — et, alors, il rompt nettement avec les pratiques de l’Ecole. Au lieu de peindre, morceau par morceau, séparément et jusqu’au bout chaque figure, comme on fait autour de lui, il les amène toutes, degré par degré, au ton définitif. Nées ensemble, grandissant ensemble et nourries d’une même substance, elles vivent dans une harmonie que ne connaissent pas leurs voisines de David, de Guérin ou de Girodet. Dans Eylau, par exemple, il y a une atmosphère diffuse et lourde, quasi palpable, qui saisit comme le froid et enveloppe comme un suaire. Les figures ainsi oppressées sont bien vivantes et humaines, capables de sentir et de réagir. Qu’on se tourne à gauche vers le Léonidas, qu’on aille, sur la paroi opposée, regarder les Sabines, ou bien la